Damon Lindelof : Le retour aux sources
L'importance de Watchmen au sein de la pop culture n'est plus à démontrer. La bande dessinée de Dave Gibbons et d’Alan Moore y trône comme un monolithe auquel il est difficile de se confronter.À l'annonce du projet, on avait de quoi être sceptique. Damon Lindelof allait écrire une suite à Watchmen. Depuis le final de LOST, le scénariste avait des détracteurs et ses thuriféraires. Que l'on soit l'un ou l'autre, force était de constater que l'écriture de Damon Lindelof est bien différente de celle d'Alan Moore.
Dans LOST comme dans The Leftovers, Lindelof s'intéresse avant tout à ses personnages et à leurs émotions. Les histoires qu'il écrit servent à mettre les personnages dans certaines situations et à explorer leurs réactions et leurs sentiments. Chez Lindelof, l'explication d'un mystère (qu'il s'agisse de la nature d'une île mystérieuse ou de la disparition soudaine d'une partie de l'humanité) compte moins que les affects qui en découlent. Même les questions philosophiques ou politiques, lorsqu'elles sont posées, semblent passer au second plan. On peut trouver à ce propos une véritable déclaration d'intention dans Tomorrowland. Le propos du film est littéralement que les affects humains sont le véritable moteur de l'Histoire. Pour sauver le monde des crises écologiques, démographiques et politiques, il ne sert à rien se plonger dans des théories et des modèles abstraits si l’on n’aborde pas les problèmes avec une forme d'espoir et d'optimisme.
L'écriture d'Alan Moore procède du principe inverse. Ses personnages sont précisément écrits dans le but d'exposer et d'analyser des questions politiques et philosophiques. On peut ainsi citer l'exemple de The Swamp Thing. Lorsque Moore reprend la série en 1984, il réinvente complètement le personnage. Dans l'histoire The Anatomy Lesson, on apprend en effet que le personnage de Swamp Thing n'est pas un scientifique du nom d'Alec Holland dont le corps a muté sous l'action de produits chimiques. C'est un être purement végétal qui a absorbé la conscience d'Alec Holland. La créature doit alors accepter qu'elle n'a jamais été Alec Holland et qu'elle va devoir abandonner son rêve de retrouver un jour une forme humaine. Sous la plume d'un auteur comme Lindelof, cette révélation et son impact sur la psyché de la créature aurait probablement été l'enjeu principal d'un long arc narratif. Chez Moore, la question est réglée en deux numéros. Le personnage de Swamp Thing accepte sa véritable nature et Moore peut alors l'utiliser pour explorer l'idée d'une conscience végétale qui peut s'étendre à l'échelle planétaire et même au-delà.
La façon qu'a Moore de reprendre et de détourner des personnages existants procède de cette même logique. Par exemple, Rorschach est inspiré du personnage de The Question créé par Steve Ditko et est ouvertement écrit comme une caricature de l'objectivisme d'Ayn Rand, philosophie dont The Question était lui-même un adepte. Le personnage est donc dès le départ écrit pour proposer une forme de commentaire métatextuel.
Le premier défi qui se présentait à Lindelof était donc de concilier deux méthodes narratives profondément différentes.
Essayer d'imiter Alan Moore n'aurait pas eu beaucoup d'intérêt pour lui en tant qu'auteur. À l'inverse, utiliser l'univers de Watchmen pour faire du pur Lindelof n'aurait pas été très respectueux vis-à-vis de l'œuvre originale.
Pour opérer une synthèse de son style et de celui de Moore, Lindelof a donc choisi un terrain qui se prête à la fois à une approche émotionnelle et à une approche politique : la mémoire. La mémoire (personnelle, familiale, communautaire ou nationale) n’est pas seulement porteuse d'affects, elle a aussi des répercussions dans le champ politique. La façon dont on se souvient d'événements passés et la façon dont on les raconte tiennent en effet une part importante dans la façon dont on veut construire le futur. La mémoire constitue donc un champ où affects et principes politiques sont inextricablement enchevêtrés… et c'est d'autant plus vrai dans la thématique que Lindelof a choisi d'aborder : la question des relations raciales aux États-Unis.
La série commence donc sur un événement largement oublié de l'histoire américaine : le massacre raciste de Tulsa. Au début des années vingt, la ville de Tulsa dans l'Oklahoma (et plus précisément dans le district de Greenwood) hébergeait l’une des communautés noires les plus prospères des États-Unis, au point que Greenwood avait été surnommée la Wall Street noire. Mais entre le 31 mai et le 1er juin 1921, elle fut ravagée par une émeute raciale menée par la population blanche de la ville.
Lindelof imagine alors que, dans une Amérique gouvernée depuis trente ans par Robert Redford et le parti démocrate, le gouvernement a mis en place une idée récurrente de la gauche américaine : accorder des réparations aux descendants des victimes de l'esclavage, de la ségrégation ou de crimes racistes.
Dans le cas de la série, une exemption d'impôts a permis aux descendants des habitants de Greenwood de reconstruire une communauté afro-américaine riche et prospère. Mais cette politique a également servi de justification à une partie de la population blanche pour recréer une nouvelle organisation raciste, inspirée à la fois du Ku Klux Klan et du journal de Rorschach, la 7th Kavalry.
À première vue, Lindelof semble donc reprendre la méthode de Moore : imaginer une Amérique alternative pour explorer une problématique d'actualité. À la guerre froide et à l'apocalypse nucléaire imminente, il substitue donc la question des relations raciales. Dans le comic book, l'existence de Dr Manhattan avait profondément modifié l'équilibre géopolitique. Les États-Unis avaient gagné la guerre du Viêt Nam et les Soviétiques n'osaient pas envahir l'Afghanistan. Dans la série, la politique de Robert Redford a tout aussi profondément modifié l'équilibre entre les différentes communautés.
Dans ses premiers épisodes, la série illustre ces changements via deux scènes en particulier. La première montre la policière noire Angela Abar débarquer dans un trailer park habité par des blancs pauvres. Elle y arrête manu militari un individu suspecté d'appartenir à une résurgence du Ku Klux Klan baptisée 7th Kavalry. La brutalité et l'arbitraire avec lesquels Angela et ses collègues traitent le suspect évoquent alors les comportements bien réels de policiers blancs envers les Afro-Américains, et en particulier ceux qui vivent dans des quartiers pauvres. Les rôles semblent simplement inversés.
Plus tard, on découvre que les enfants blancs qu'Angela et son mari ont adoptés ne sont pas forcément orphelins. Leur père biologique vient alors demander à les voir, ainsi qu'il en a le droit certains jours. Angela lui demande s'il accepte de revenir un autre jour. À la place, il offre de renoncer à les voir en échange d'un chèque. Lorsqu'Angela lui tend le chèque en question, le père des enfants ne peut s'empêcher d'insinuer que c'est grâce aux réparations offertes par l'administration Redford qu'elle peut le payer. Cette scène présente donc une inversion du stéréotype où un enfant noir pauvre est adopté et « sauvé » par une famille blanche riche.
Les relations – et en particulier les dynamiques de domination – entre blancs et noirs sont donc dans la série une sorte de négatif de ce qu'elles sont dans la réalité… mais, dans le même temps, Lindelof pointe que cette inversion est loin de marquer l'avènement d'une forme d'utopie. Les violences policières sont encore et toujours une réalité, le racisme est loin d'avoir disparu et les rapports de domination liés à l'argent n'ont absolument pas été remis en cause. Lindelof fait d'ailleurs preuve d'une ironie non dissimulée lorsqu'il relie Angela Abar avec l'organisation même qu'elle entend combattre. Après avoir été arrêté par Angela et interrogé par Looking Glass, l'homme suspecté d'être un membre de la 7th Kavalry est alors emmené dans une pièce où il est torturé par Angela pour qu'il révèle où se cachent ses complices. Lors de cette scène, la caméra reste à l'extérieur de la pièce. On ne perçoit donc que les cri de l'homme et une flaque de sang qui passe sous la porte pour se répandre dans le couloir. Cette image est un renvoi direct à la scène du comic book où Rorschach exécutait un chef mafieux dans les toilettes de la prison où ils étaient tous deux retenus. Ce faisant, la série assimile Angela à Rorschach alors même que celui-ci est la figure emblématique dont se revendique la 7th Kavalry.
À l'instar du comic book d'Alan Moore, la série de Damon Lindelof s'attache donc à pointer l'ambiguïté morale de la situation qu'elle décrit. Pourtant, dans sa progression, elle procède d'une logique inverse à celle de l'œuvre de Moore. La bande dessinée commençait sur une pure intrigue de comic book : suite au meurtre d’un « justicier » masqué, le Comédien, un autre « justicier » baptisé Rorschach (dans les deux cas, les guillemets sont de rigueur) mène l'enquête pour découvrir le coupable. À partir de ce postulat, Moore abordait les questions de la légitimité des super-héros et du vigilantisme, de l'ambiguïté paradoxale des actions humaines et finissait par présenter aux lecteurs un ultime dilemme : le meurtre de millions de New-yorkais par Ozymandias dans le but de mettre fin à la guerre froide était-il moral, et la révélation de cette machination était-elle souhaitable, quitte à mettre en péril la nouvelle paix mondiale ?
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Extrait de l'article écrit par Aurélien Noyer
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