Le mystère Fantasia
Chef-d'œuvre définitif ou projet à jamais inabouti ? Rencontre merveilleuse de la haute culture et du divertissement ou corruption contre-nature de l'art par le mercantilisme ?Chef-d'œuvre définitif ou projet à jamais inabouti ? Rencontre merveilleuse de la haute culture et du divertissement ou corruption contre-nature de l'art par le mercantilisme ? Rêve naïf d'un artisan qui s'est voulu artiste ou projet opportunisme au service d'une hégémonie culturelle ? Derrière les huit lettres de Fantasia, le mystère persiste…
80 ans après sa sortie, le troisième long métrage du studio de Walt Disney reste une énigme. Qu'est-ce donc que ce film si atypique ? Comment est-il né au sein de la filmographie d'un studio considéré comme extrêmement consensuel ? Quelles étaient les intentions qui ont présidé à la conception d'une œuvre aussi ambitieuse que coûteuse ? Quel potentiel inaccompli recèle-t-il ? Quel futur annonçait-il pour la firme de Mickey ? Et enfin, que nous raconte-t-il encore ?
Pour essayer de répondre à toutes ces questions, il faut d'abord revenir au moment de la conception de Fantasia, un soir de l'été 1937 alors que Walt Disney dîne seul dans un de ses restaurants préférés, le Chasen's. Il y repère alors une connaissance, le chef d'orchestre polonais Leopold Stokowski. Les deux hommes se connaissent depuis quelques années et entretiennent une correspondance occasionnelle. Ce sont surtout deux stars dans leur domaine qui bénéficient d'un sens consumé du spectacle. En 1937, Disney a déjà imposé Mickey, Donald et leurs amis dans l'inconscient collectif et il s'apprête à sortir sa version de Blanche-Neige et les Sept Nains. Stokowski est depuis 25 ans le chef d'orchestre attitré du Philadelphia Orchestra et s'est fait une réputation de véritable showman de la musique classique : il dirige des deux mains plutôt que de marquer la mesure avec une baguette, il joue sur les éclairages de la salle pour renforcer les effets de la musique, et n'hésite pas à jeter les partitions par terre pour prouver qu'il n'en a pas besoin.
Aussi, lorsque Walt Disney évoque le fait qu'il a acquis les droits du poème symphonique L'Apprenti Sorcier de Paul Dukas et qu'il compte l'utiliser dans un court métrage d'animation dans la lignée de ses Silly Symphonies, Stokowski réagit au quart de tour : il propose de diriger gratuitement l'enregistrement de la partition. D'un côté, Disney profite de la renommée et de la légitimité d'un chef d'orchestre reconnu. De l'autre, Stokowski met un pied dans Hollywood, rien de moins que l'industrie de la célébrité. Toujours est-il que la collaboration à l'origine de Fantasia vient de naître…
Dès lors, Walt Disney se lance avec enthousiasme dans la production de L'Apprenti Sorcier. Le 2 janvier 1938, Stokowski quitte Philadelphia pour venir enregistrer la pièce de Dukas à Los Angeles. En une semaine, quatre-vingt-cinq musiciens sont personnellement sélectionnés par Stokowski et, le 9 janvier, la musique est enregistrée en à peine trois heures. Mais le chef d'orchestre n'est pas venu à Los Angeles seulement avec la partition de L'Apprenti Sorcier, il a également apporté une bonne proportion de son répertoire. Dans les semaines qui suivent l'enregistrement, il discute avec Disney de la possibilité d'utiliser d'autres morceaux et, en février, un projet de long métrage provisoirement intitulé The Concert Feature est officiellement lancé.
En théorie, Disney a à ce moment-là d'autres priorités. Tout d'abord, la sortie de Blanche-Neige et les Sept Nains fin 1937/début 1938. Celle-ci est une immense réussite pour le studio et son principal artisan qui avaient englouti des sommes folles dans la production de son premier long métrage. Les rentrées financières sont certes bienvenues mais elles mettent en lumière un problème grave : la production des deux autres projets de la compagnie est quasiment au point mort. Non seulement le développement de Pinocchio et Bambi a pâti de l'incertitude autour du succès de Blanche-Neige et donc de la rentabilité potentielle d'un long métrage d'animation, mais en plus les auteurs, parmi lesquels on compte un Walt Disney très impliqué créativement, rencontrent de nombreux blocages artistiques tant au niveau de la narration que du dessin. Pour ne rien arranger, la firme se trouve à un moment charnière de son développement. Les studios qu'elle occupe sur Hyperion Avenue sont désormais trop petits pour accueillir tout le personnel et certaines équipes doivent être délocalisées ailleurs. Les animateurs qui travaillent sur Bambi se retrouveront ainsi sur Seward Street à 7 kilomètres du siège de la firme. Pour régler ce problème, Disney s'est lancé dans le chantier de gigantesques locaux à Burbank… ce qui rajoute à l'urgence de sortir un nouveau film et de trouver des fonds.
En dépit de ces impératifs, ou plutôt à cause d'eux, Disney se lance donc dans la production d'un nouveau long métrage. On peut expliquer cet empressement par plusieurs raisons. D'une part, il a déjà été décidé que le segment de L'Apprenti Sorcier mettrait en scène Mickey à un moment où la mascotte de la firme a largement perdu de sa notoriété au profit d'autres personnages. D'autre part, le coût de production de L'Apprenti Sorcier s'avère rapidement trop élevé pour un simple court métrage qui ne pourrait jamais rapporter suffisamment pour être rentable.
Enfin, un projet de film constitué de différents segments essentiellement basés sur la musique comporte bien moins de contraintes scénaristiques et artistiques que Pinocchio et Bambi. The Concert Feature offre donc à Walt Disney une forme de récréation où il peut donner libre court à son imagination, si bien qu'au fil des mois, le film va prendre une toute autre tournure pour Walt. Lui qui s'était jusque-là surtout considéré comme un amuseur, un entertainer, un artisan du divertissement va progressivement commencer à se considérer comme un artiste, au sens le plus élevé du terme.
En septembre 1938, Stokowski revient à Los Angeles en compagnie du critique musical Deems Taylor. Commence alors un mois entier consacré à écouter des morceaux classiques et à discuter des visuels possibles pour les illustrer. Le trio évoquera entre autres L'Oiseau de Feu de Stravinsky, Les Fonderies d'Acier de Mosolov, L'Or du Rhin de Wagner ou Le Carnaval Romain de Berlioz avant de se décider sur une liste définitive : la Toccata et Fugue en Ré mineur de Bach, la Suite de Casse-Noisette de Tchaïkovski, L'Apprenti Sorcier de Dukas évidemment, Le Sacre du Printemps de Stravinsky, Cydalise et le Chèvre-Pied de Pierné (qui sera remplacé quelques mois plus tard par un extrait de La Symphonie Pastorale de Beethoven), le Clair de Lune de Debussy (dont le segment complètement fini sera finalement coupé de la version finale), la Danse des Heures de Ponchielli, la Nuit sur le Mont Chauve de Moussorgski et l'Ave Maria de Schubert. Lorsqu'il découvre la liste des morceaux retenus, Roy Disney, le propre frère de Walt et directeur financier de la compagnie, sort pour une fois de son rôle et se permet un commentaire : pourquoi le film ne pourrait pas aussi contenir quelques morceaux qu’un « simple mec ordinaire comme lui peut aimer ». Walt renvoie alors brutalement son frère à ses livres de comptes. Il veut que son film soit la rencontre de l'art et du divertissement, qu'il rende les grandes œuvres de la musique classique accessibles au grand public tout en étant à la hauteur de la musique dont il s'inspire.
Pris d'une forme d'hybris, Disney n'hésite pas à inviter des figures de la vie artistique américaine aux studios pour leur présenter son ambitieux projet. Parmi ses visiteurs, on compte le peintre Thomas Hart Benton, la soprano wagnérienne Kirsten Flagstad, l'actrice de théâtre Katharine Cornell, le chorégraphe de ballet George Balanchine, l'écrivain Thomas Mann. Tous sont enthousiasmés par ce que leur montre Disney… ce qui contribue largement à flatter l'égo du producteur. Aussi quand l'architecte Frank Lloyd Wright fait entendre une voix discordante et suggère à Walt Disney d'abandonner ce projet absurde et de prendre des vacances, Walt Disney peut s'appuyer sur le concert de louange pour ignorer les commentaires de l'architecte.
C'est donc presque par obligation qu'il revient à Pinocchio dont la production laborieuse est tout de même plus avancée que celle du Concert Feature. En outre, depuis la production de Blanche-Neige, Walt Disney entend repousser les limites techniques et artistiques de l'animation. Ainsi le personnage de Jiminy Cricket est composé de trente-sept éléments et utilise vingt-sept couleurs, ce qui contribue à ralentir le rythme de production. Face à la frustration, Disney envisage de plus en plus son Concert Feature, entre-temps renommé Fantasia comme son grand chef-d'œuvre.
Dès lors, rien n'est trop beau pour son bébé. Il envisage ainsi d'inclure un segment en 3D stéréoscopique ou de diffuser du parfum dans la salle durant la séquence des fleurs de Casse-Noisette. Mais surtout, il entend plonger le spectateur au cœur de la musique, faire de la projection une expérience aussi sonore que visuelle… ce qui s'avère difficile à une époque où toutes les salles ne sont équipées que d'un seul haut-parleur placé derrière l'écran. En mai 1939, alors que Stokowski vient d'achever l'enregistrement des morceaux avec le Philadelphia Orchestra, Disney entre donc en contact avec la compagnie RCA pour concevoir un nouveau système stéréophonique capable de diffuser six pistes sonores simultanément : le Fantasound.
En février 1940, Pinocchio sort enfin dans les salles. Le film connaît un retour critique et public mitigé, notamment à cause de ses moments les plus sombres. En outre, la guerre en Europe grève sérieusement les recettes du film. Raison de plus pour Disney de redoubler d'efforts sur Fantasia.
Au cours de l'année 1940, il se dévoue entièrement à la tâche et pousse le perfectionnisme jusqu'à la névrose. Pour la séquence de l'Ave Maria et son long travelling final, il ne faut pas moins de six jours aux opérateurs de la compagnie pour réaliser une prise parfaite, où la caméra se déplace au milieu des vitres peintes qui constituent le décor sans la moindre secousse. Celle-ci sera achevée la veille de la première new-yorkaise le 13 novembre 1940.
Malheureusement pour Walt Disney, Fantasia connaîtra un sort similaire à Pinocchio. Si la critique est relativement élogieuse, le public semble un peu trop décontenancé par le film pour se ruer dans les salles. En outre, le très coûteux Fantasound ne peut être déployé que dans quelques salles à travers le pays et il nécessite en plus de réserver certains sièges pour les haut-parleurs, limitant d'autant plus les capacités de la salle. Dans les mois qui suivent, Walt Disney rêve encore de faire de Fantasia son grand œuvre, de produire de nouveaux segments pour proposer au public une expérience toujours nouvelle. Mais il va vite devoir comprendre que cela n'arrivera jamais.
En plus de ce semi-échec très personnel, la période 1940-1941 est synonyme de profonds changements pour Walt Disney et sa compagnie. Accaparé par la production de Fantasia, il avait partialement délaissé les animateurs travaillant sur Bambi. Cet abandon était d'ailleurs rendu d'autant plus facile que ceux-ci travaillaient à plusieurs kilomètres des studios d'Hyperion Avenue, d'abord sur Seward Street puis dans les nouveaux locaux de Burbank. Lui qui était d'habitude énormément impliqué dans toutes les productions de sa compagnie a dû apprendre à déléguer… surtout qu'en découvrant une bobine-test animée par les animateurs Milt Kahl et Frank Thomas, il comprend qu'il n'a rien virtuellement plus rien à apporter au projet. À partir de là, il laissera les coudées franches à ses animateurs pour terminer le film.
Texte par Aurélien Noyer, paru initialement dans notre livre Walt Disney : l'enchanteur