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Dans l'imaginaire de Chris Foss

Au cours de sa carrière, Foss a imaginé une myriade de villes extraterrestres, de forteresses spatiales où l’humain n’a pas droit de cité, et de nombreux éléments de technologie futuriste qui ont marqué la science-fiction des années soixante-dix.
Dans l'imaginaire de Chris Foss

Sur l’île de Guernesey se trouvent toutes sortes de vestiges de la Seconde Guerre mondiale. On y croise des fortifications érigées durant l’occupation allemande et autres bunkers que la végétation a fini par envahir – autant de constructions qui ont participé à stimuler la folle imagination de l’illustrateur Chris Foss, né un an après la guerre. Dès ses sept ans, il passait son temps à explorer ces immenses structures, loin de toute supervision – quand il n’était pas trop occupé à lire des bandes dessinées de western. Tous ces éléments sont devenus récurrents dans l’œuvre vertigineuse de Chris Foss, dont les paysages semblent être des décors de westerns transposés dans l’espace, et dont les vaisseaux colossaux inspirent un sentiment d’intimidation. 


Au cours de sa carrière, Foss a imaginé une myriade de villes extraterrestres, de forteresses spatiales où l’humain n’a pas droit de cité, et de nombreux éléments de technologie futuriste qui ont marqué la science-fiction des années soixante-dix. Une grande partie de ses images ont servi de couverture aux romans des plus grands auteurs du genre, de Philip K. Dick à Isaac Asimov. Son champ de travail s’étend à bien d’autres domaines, dont celui du cinéma : il a notamment travaillé sur les croquis préparatoires du Nostromo d’Alien et façonné l’esthétique des vaisseaux de Dune, le projet inachevé d’Alejandro Jodorowsky, avant de collaborer avec Stanley Kubrick sur A.I. Intelligence artificielle. Plus récemment, il a réalisé une couverture de livre pour Bandersnatch, l’épisode interactif de Black Mirror, et il ne semble pas près de raccrocher ses pinceaux.


Quand il répond au téléphone, Foss s’exprime avec un français enthousiaste, avant de passer à son anglais natal (tout aussi enthousiaste, d’ailleurs). Quelques minutes plus tôt, il était en train de conduire à travers la campagne de Guernesey, où il s’est réinstallé après avoir notamment vécu à Paris et à Londres. L’île n’a jamais cessé de l’inspirer, et le sujet est revenu fréquemment au cours de notre conversation, dont voici quelques extraits.





Julie Le Baron : Je ne savais pas que vous parliez si bien français ! 


Chris Foss : J’ai vécu en France pendant 38 ans, et j’ai travaillé avec beaucoup de Français quand je suis venu à Paris pour Dune. J’y ai vécu un temps et c’est vrai qu’il est difficile de survivre dans ce pays sans en parler un peu la langue. Aujourd’hui, je partage ma vie entre Guernesey et l’Angleterre.


J : Qu’est-ce qui vous inspire tant à Guernesey ?


C : C’est intéressant que vous me le demandiez, parce que je pense qu’on n’est pas vraiment conscient de ce qui nous inspire jusqu’à ce que quelqu’un nous pose la question. Je n’y ai jamais vraiment trop réfléchi avant, mais je pense que la lumière très claire de Guernesey a beaucoup stimulé mon imagination. Bien sûr, la météo peut être très changeante et nous sommes loin d’avoir un climat méditerranéen. Mais lors d’une belle journée avec un ciel dégagé, la lumière peut être très intense. C’est un endroit très inspirant, dans l’ensemble. L’endroit où je me trouve actuellement ressemble vraiment à l’archétype de la campagne anglaise : il y a une petite rivière, des oiseaux et des fleurs, c’est assez idyllique. Quand j’étais petit, j’étais aussi très inspiré par les locomotives à vapeur. J’étais fasciné par ces immenses trains et par les chemins de fer qui parcouraient l’île. Je ne savais rien de ces engins, si ce n’est qu’ils fonctionnaient à la vapeur. J’ai appris plus tard que l’un des chemins de fer près duquel j’ai grandi était considéré comme historique. Plus jeune, je le considérais comme mien ! Près de Saint-Malo, il y avait un petit village et une gare typiquement française où j’allais parfois observer les trains. Lorsque je suis parti vivre à Paris, il fallait que je parte à la campagne le week-end, sinon je devenais fou. 


J : Vous dites aussi avoir été très inspiré par les fortifications de l’île quand vous étiez petit.


C : Oh oui, énormément. Maintenant que je suis plus vieux, je considère les choses différemment. Quand j’étais petit, ces fortifications venaient d’être construites, et je passais mon temps à escalader ces structures très complexes. Des années plus tard, j’ai connu une locataire originaire d’un pays de l’Est, et je me suis demandé si son grand-père avait été contraint de construire ces fortifications. Avec le temps, on commence à avoir un point de vue différent. Mais quand j’étais petit, j’étais obsédé par ces constructions, c’était vraiment une grande source d’inspiration, au même titre que le reste de l’île. Les tours construites durant l’Occupation ont une forme très étrange et distinctive, et elles surplombent Guernesey à la manière des statues de l’île de Pâques. J’adorerais en retrouver les plans, parce qu’ils sont très précis, mais ces tours sont plutôt faciles à dessiner. Ce sont des formes qui reviennent souvent dans mes dessins. 


Dans le petit bout de campagne charmant où je me trouve actuellement, j’imagine ce qu’il pourrait se passer si un vaisseau spatial débarquait. À quoi ressemblerait-il ? Une fois qu’on pense à la fonction d’un vaisseau, le dessin se fait tout seul. Alors que je vous parle, je regarde les arbres, la couleur du ciel, et ça me donne envie de faire des dessins. Ce serait mon rêve qu’un vaisseau spatial surgisse et se pose tout doucement. Je me demanderais s’il faut que j’aille le voir, et une porte s’ouvrirait. Qu’est-ce qu’il pourrait bien se passer ensuite ?

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J : J’adorerais voir ça. D’ailleurs, j’étais étonnée de découvrir que vous étiez plus inspiré par le western que la SF moderne, qui vous ennuie un peu.


C : Quand j’avais cinq ou six ans, j’étais fasciné par les cow-boys. Et bien sûr, il y avait des trains dans les westerns – il fallait toujours qu’il y ait un train ! Les locomotives sont très évocatrices, elles font un bruit très particulier et elles peuvent donner lieu à des scènes formidables. Je me souviens du film Go West, où l’on voit Buster Keaton se tenir dans une locomotive, contrarié par l’agitation du moteur. J’adore aussi le western spaghetti, et je trouve qu’on n’a rien fait de mieux que les films de Sergio Leone. La science-fiction ne peut pas rivaliser avec ça. Récemment, j’ai travaillé sur Guardians of the Galaxy, et pour être honnête, je n’ai même pas lu le script, comme pour beaucoup de films de SF sur lesquels j’ai travaillé. Par exemple, les designs de vaisseaux des films de SF modernes sont souvent ennuyeux, et je pense que c’est dû au fait que les personnes qui les conçoivent ne savent pas nécessairement comment ils sont censés fonctionner. Je pense que c’est bien d’avoir une certaine logique. Quand je dessine des vaisseaux, j’adore imaginer d’énormes tuyères à l’arrière, des moteurs colossaux expulsant des quantités massives de gaz. Pour la plupart, les vaisseaux de Guardians of the Galaxy étaient conçus sur ordinateur. Il n’y a pas de logique, pas de style. Je me souviens avoir discuté avec le directeur artistique, qui m’a suggéré quelques idées. Je les ai dessinées très rapidement, et l’un des génies informatiques de l’équipe m’a dit qu’il lui faudrait trois jours pour les faire sur ordinateur. Honnêtement, je n’ai même pas Internet, j’ai une certaine horreur pour tout ce qui touche aux écrans. Mais je sais qu’on peut aussi en faire des choses formidables. J’ai travaillé avec un type très talentueux, à qui j’ai donné un de mes dessins. Le lendemain, il en avait fait une version numérique en trois dimensions, que l’on pouvait faire tourner à l’envi. 


J : Qu’est-ce qui vous ennuie tant dans la science-fiction ?


C : Je trouve ça dommage que le genre se limite autant, quand on pense à toutes les possibilités qu’il y a à explorer. Pensez à la taille des vaisseaux qu’on pourrait dessiner, aux nombreuses civilisations extraterrestres qu’on pourrait imaginer ! J’ai une liste longue comme le bras de choses que j’aimerais faire, et je ne sais pas si je pourrais les terminer un jour, mais je pense à un vaisseau spatial où des aliens vivraient dans une sorte de liquide. Ils ne pourraient pas respirer en dehors, et seraient contraints de rester dans cette masse liquide diabolique. 


Après, il y a des films que j’ai trouvé intéressants, comme Alien, sur lequel j’ai eu l’occasion de travailler. Alejandro Jodorowsky m’avait fait venir à Paris pour que je travaille sur Dune, et c’est lui qui m’a présenté à Dan O’Bannon [le scénariste d’Alien, ndlr]. Il l’avait embauché pour les effets spéciaux, notamment parce qu’il n’avait pas les moyens de recruter Douglas Trumbull, qui avait déjà travaillé sur 2001, l’Odyssée de l’espace. Dan m’a ensuite présenté à H.R. Giger et Moebius, avec qui j’ai collaboré sur Dune. Je pense qu’Alien doit énormément à Giger, le film a un côté très primitif grâce à lui. Beaucoup de gens l’ont copié. J’aimais beaucoup la vision originale de Dan pour Alien, mais elle a été énormément modifiée. Ridley Scott voulait quelque chose de plus grand, plus beau, et on a perdu du charme de cette vision originale. À l’époque où Dan m’a fait travailler sur le film avec Ron Cobb, il n’y avait pas encore de réalisateur attitré, et nous étions assez libres. Ridley Scott s’est ensuite emparé du projet, avec une manière de faire très précise, Dan a été progressivement mis sur la touche, et tout a changé.

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J : Vous avez fait beaucoup de croquis préparatoires pour Alien, notamment pour le design du Nostromo. Vous avez reconnu une partie de votre travail dans le design final, ou pas du tout ?


C : Le sujet a été très bien documenté, mais personne ne sait vraiment à quoi il aurait ressemblé. Au final, un type s’est pointé et a rassemblé plusieurs de nos dessins pour en tirer quelque chose. Ça n’avait aucun rapport avec les designs qui avaient été réalisés auparavant, dont le mien. Je crois que Ridley Scott ne s’y intéressait pas particulièrement. Lors des phases d’étude, je me suis beaucoup amusé à dessiner des scènes d’exploitation minière d’astéroïdes. Je les ai montrées à Ridley, qui m’a répondu : « Bordel Chris, on peut pas construire ça ! C’est trop intéressant, les gens voudront savoir ce qu’il se passe à l’intérieur. » Ridley ne voulait aucun élément superflu dans son film. Au final, je pense que le film est quand même très bien fait, du travail de pro, et le xénomorphe est absolument fantastique. John Hurt est aussi excellent dans la scène où l’alien lui sort du ventre. Dan O’Bannon a imaginé cette scène après un épisode de maladie durant lequel il était persuadé d’avoir un être vivant à l’intérieur de lui. Cette scène est un excellent moment de science-fiction. Mais à l’image de ce qu’aurait pu être Dune, je pense que l’Alien imaginé par Dan O’Bannon aurait été fabuleux et salutaire pour le genre.


J : Comment c’était de travailler sur Dune ?


C : J’ai adoré bosser avec Jean Giraud, il avait un sens de l’humour fantastique. On s’est vraiment très bien entendus. À l’époque, tout le monde fumait du cannabis. Je n’ai jamais vraiment trop été là-dedans, mais je me souviens qu’Alejandro m’arrêtait parfois en plein après-midi pour me proposer de fumer un joint. À la place, je prenais un délicieux verre de whisky. Je me souviens qu’on se promenait souvent tous ensemble le long de la Seine, près des canaux, et qu’il fallait toujours s’arrêter pour trouver un endroit discret où Jean pouvait fumer. 


La vision d’Alejandro Jodorowsky pour les vaisseaux de Dune me parlait beaucoup, car je vois la plupart de mes vaisseaux spatiaux comme des créatures marines. Si vous les regardez bien, vous pouvez constater qu’ils ont des rayures, des marques, car je suis très inspiré par la vie aquatique. Depuis mon plus jeune âge, je suis aussi fasciné par Picasso. Lors d’une enchère, ma mère a acheté une pile de peintures pour moins de dix euros, et dans le tas, il y avait trois Picasso. Il était encore vivant à l’époque, et son travail était loin d’avoir la même valeur qu’aujourd’hui. L’un des tableaux qui m’ont beaucoup influencé est une scène d’action, très dramatique, qui s’appelle La Minotauromachie. La structure de la créature qui y figure apparaît à l’occasion dans mes peintures.  


J : À vous entendre, vous êtes capable de citer les détails des nombreuses images qui vous ont marqué, même si c’était il y a des dizaines d’années. Vous cherchez à avoir ce même impact sur les gens quand vous dessinez ?


?C : Je n’y pense pas trop, en réalité. Récemment, j’ai fait une exposition en Angleterre. Je devais préparer mes peintures pour l’occasion, et les gens qui s’occupaient de l’exposition m’ont envoyé un coursier pour les récupérer. C’était une magnifique journée, j’étais en train de peindre tranquillement dans mon jardin. Le coursier est arrivé et je lui ai demandé s’il pouvait attendre un tout petit peu, le temps que je finisse mon dernier tableau. On a fini par discuter ensemble pendant deux heures et je me suis rendu compte que je ne prêtais même plus vraiment attention à ce que je faisais. J’étais très content du résultat, et je me dis que le tableau est mieux comme ça, simplement parce que je n’ai pas trop travaillé dessus de manière consciente. 

Tout à l’heure, on parlait du vaisseau spatial que j’imaginais débarquer sous mes yeux. Plus j’y pense, plus je vois à quoi il pourrait ressembler, lors de son atterrissage au beau milieu de la campagne anglaise. Au cours de ma vie, j’ai fait beaucoup de travaux commerciaux, comme des couvertures de livres. J’étais souvent sous pression, je devais rendre mes travaux en une semaine, et j’avais besoin d’argent pour payer ma maison et subvenir aux besoins de ma famille. Aujourd’hui, j’ai le luxe de faire les peintures plus ou moins comme je le souhaite, et de prendre un peu plus mon temps.

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J : Vous pensez que l’art commercial n’est pas assez considéré ?


C : Quand j’étais petit, je me souviens que Roy Lichtenstein a copié la case d’une bande dessinée pour en faire le tableau Whaam!, et que ça m’avait scandalisé de voir que l’artiste original n’était pas crédité. Bien des années plus tard, alors que je travaillais avec Stanley Kubrick sur A.I., on a reçu une lettre d’un type qui se prétendait étudiant, Glenn Brown. Pour faire simple, il a copié l’une de mes peintures et son tableau s’est vendu à 5,7 millions de dollars. C’est probablement l’une des plus grosses ventes de tableau de science-fiction et ça ne me dérangerait absolument pas si ce n’était pas une copie de l’une de mes peintures. Son image n’aurait pas existé sans la mienne. Pour préserver ma santé, j’essaie de ne pas trop penser au marché de l’art. C’est un milieu d’hommes d’affaires et de marchands d’art, où la qualité des œuvres n’a plus vraiment d’importance. Je suis content de voir que des gens apprécient vraiment ce que je fais, même si je ne suis pas sur un yacht luxueux avec 10 millions de dollars à dépenser. 


J : Plus récemment, j’ai vu que vous aviez bossé sur Bandersnatch pour Black Mirror. Vous travaillez sur quoi en ce moment ?


C : Oui ! Ils m’ont appelé pour que je leur fasse une couverture dans mon style habituel. Le réalisateur [David Slade, ndlr] a commencé à me donner quelques pistes et consignes, et j’ai fini par lui dire « si tu veux mon style habituel, je ne l’aurais pas fait comme ça », et il m’a laissé le champ libre. C’était vraiment des gens sympathiques, j’ai beaucoup aimé travailler avec eux. En ce qui concerne mes projets personnels, je suis en train de me construire un studio. Je n’ai jamais eu de vrai studio spécialisé, sans distraction, avec de la lumière pour peindre. C’est ce qui m’occupe le plus en ce moment.


Certaines des œuvres de Chris Foss sont disponibles sur son site, ChrisFossArt.com.

Pour en savoir plus sur lui et ses œuvres, le livre Hardware: The Definitive SF Works of Chris Foss


Entretien par Julie Le Baron


Article paru dans le Rockyrama n°24 spécial Alien