Created by Richard Schumannfrom the Noun Projecteclair_rocky
Design, Article & Cream
superstylo

Dead Zone : l’œuvre prémonitoire

Lorsque Stephen King publie The Dead Zone, en 1979, il est un jeune écrivain, auréolé du succès de Carrie, de Shining, l’enfant lumière et du Fléau. Quand David Cronenberg s’empare de l’adaptation de ce roman, il est un jeune cinéaste, auréolé du suc
Dead Zone : l’œuvre prémonitoire

Publié en 1979, The Dead Zone est le cinquième roman de Stephen King, mais le premier à occuper la tête des listes de best-sellers aux États-Unis. Pour la première fois, l’écriture du livre a été préparée avec la rédaction d’un plan complet par un auteur qui sait où amener son intrigue, allant contre sa méthode habituelle visant à écrire au fil de la plume et à se laisser guider par son inspiration. L’enjeu pour l’écrivain n’est pas que littéraire, il est aussi financier : pour The Dead Zone, Stephen King vient d’obtenir l’avance la plus importante de sa courte carrière : trois millions de dollars, auprès de son nouvel éditeur Viking Press. L’intrigue du roman s’inspire de l’histoire de Peter Hurkos, un artiste hollandais qui prétendait avoir développé des facultés psychiques après un long coma consécutif à la chute d’une échelle. Devenu médium (ou plus vraisemblablement, escroc), peu avare en révélations extravagantes sur Adolf Hitler ou Charles Manson, Hurkos offrit quelques belles heures à la trash TV américaine.


Sous la plume de Stephen King, Peter Hurkos devient Johnny Smith, un professeur habitant Castle Rock, ville du Maine imaginée pour ce roman qui deviendra emblématique de l’œuvre de l’écrivain (Cujo, La Part des Ténèbres, Stand by Me…) La dead zone du titre exploite la légende urbaine selon laquelle l’être humain n’utiliserait que 10 % des capacités de son cerveau, dont l’essentiel des potentialités serait naturellement bloqué, mais pourraient être activé, ce qui advient chez le personnage de King à la suite d’un long coma. Pour Johnny Smith, l’apparition de dispositions divinatoires aurait pu être reçue comme un don, mais s’avère être une véritable malédiction. Une thématique récurrente chez l’écrivain, parmi d’autres que l’on trouve dans ce roman : le combat du bien contre le mal, la critique de la religion (à travers le personnage de la mère de Johnny) ainsi qu’un zeste de conspirationnisme anti-élites. À ce titre, The Dead Zone est un roman parfait pour découvrir Stephen King tant il résume parfaitement toutes ses obsessions.

dead-zone-luvre-premonitoire

Une adaptation libre, mais fidèle dans l’esprit

Dès 1983, le livre est adapté par David Cronenberg. Le réalisateur canadien qui avait accédé au succès avec Scanners – numéro un au box-office américain la semaine de sa sortie en 1981 – vient de décevoir les attentes qui pesaient sur lui avec Videodrome (1983), même si le film se rattrapera en VHS pour devenir un classique de vidéoclub. L’adaptation d’un roman de Stephen King mettrait ainsi toutes les chances de son côté pour lui permettre de se refaire. Pourtant, dans un livre d’interviews menées par Serge Grünberg, David Cronenberg raconte avoir d’abord refusé d’adapter The Dead Zone après l’avoir lu, goûtant peu à son intrigue. Il change d’avis après avoir appris que Debra Hill produirait le film aux côtés de Dino de Laurentiis, tant il admire son travail avec John Carpenter sur Halloween (1978), Fog (1980) et New York 1997 (1981).


Plusieurs autres cinéastes ayant été envisagés avant lui (dont Stanley Donen et Michael Cimino !), David Cronenberg ne récupère rien de moins que cinq scripts différents, dont un écrit par Stephen King en personne, qui selon Cronenberg « était de loin le plus mauvais ». S’il n’en apprécie aucun, le cinéaste engage l’auteur de l’un de ces scripts, Jeffrey Boam, et travaille en binôme avec lui en repartant de zéro. Dead Zone est, pour Cronenberg, un double apprentissage : pour la première fois, il adapte une histoire, et pour la première fois, il n’écrit pas le scénario d’un de ses films. Le cinéaste opère cependant un contrôle très strict sur le travail de son scénariste, assumant de faire disparaître tout ce qu’il n’apprécie pas dans le roman. Pas rancunier, Stephen King affirmera pourtant qu’il considère Dead Zone comme l’une des meilleures adaptations d’un de ses livres, tant le film est fidèle à l’esprit du texte.



dead-zone-luvre-premonitoire

L’inquiétante étrangeté de ce qui nous est familier

Baptisé aux États-Unis Stephen King’s The Dead Zone – en France, Dead Zone – le film s’ouvre sur une série de plans fixes d’une banalité affligeante aux yeux de tout spectateur américain : une route, un jardin, une maison coloniale, un champ de blé. Chaque plan dans lequel tout se trouve à l’arrêt – voiture comme piéton – est emprisonné dans la découpe de lettres illisibles qui, après un dézoom du cadre, forment le titre du film. David Cronenberg installe dans cette brillante et déstabilisante introduction le concept freudien d’Unheimliche, cette inquiétante étrangeté si chère à Stephen King : une variété particulière de l’effroi que peut inspirer le quotidien, dans un curieux glissement de la perception.


Interprété par Christopher Walken, Johnny Smith est un personnage lui aussi tout à fait banal (jusqu’à son nom, l’un des patronymes anglo-saxons les plus courants). Dans la première scène du film, il est présenté en train d’exercer son métier de professeur de collège. Il lit à ses élèves un extrait de La Légende de Sleepy Hollow, avant d’emmener sa compagne, Sarah, faire un tour de montagnes russes où il est pris de vertiges inexpliqués.


Un accident survient juste après, lorsque la voiture de Johnny est percutée par un camion, dans une scène réécrite par Cronenberg et son scénariste pour la rendre plus spectaculaire que dans le roman. Johnny Smith se retrouve en unité de soins intensifs, prisonnier d’un coma dont il met cinq ans à sortir. À son réveil, sa compagne s’est mariée avec un autre, son emploi est perdu, ses jambes abîmées, sa vie détruite. Pendant sa rééducation à l’hôpital, vient à Johnny une première prémonition : la maison de la personne qui vient lui rendre visite est en feu. Il se figure ensuite une scène de la Seconde Guerre mondiale en Pologne, cette fois liée au passé du médecin qui le soigne. Ces deux visions lui révèlent qu’il peut voir le passé autant que le futur, et que ce pouvoir se déclenche au contact physique d’un objet ou d’une personne, par exemple, en lui tenant la main. Ce don de « double vue » est révélé dans la presse, qui se préoccupe de savoir si Johnny peut connaître le résultat de l’élection présidentielle à venir, pour laquelle le Sénateur Stillson est donné favori. Le shérif de Castle Rock vient aussi rendre visite à Johnny Smith au sujet d’une enquête au point mort sur un tueur en série. Les visions permettent d’identifier le meurtrier qui se suicide lors d’une scène qui est la seule où David Cronenberg retrouve la férocité de ses premiers films. Plus tard, en sauvant la vie d’un enfant après une vision dans laquelle il le voyait se noyer, Johnny comprend qu’il possède aussi la faculté de changer l’avenir.


En serrant la main du Sénateur Stillson en pleine campagne électorale, Johnny est saisi par une vision terrifiante : futur Président des États-Unis, Stillson va déclencher une guerre nucléaire et causer des millions de morts. Smith décide alors de se sacrifier pour l’humanité et d’abattre le candidat. La tentative d’attentat échoue, mais Stillson fait preuve d’une grande lâcheté en tentant d’interposer un bébé entre le tireur et lui. Cette image choquante causera sa chute, lui faisant perdre l’élection, ce qu’entrevoit Johnny avant de mourir, abattu par l’équipe de sécurité du candidat.

dead-zone-luvre-premonitoire

Un film mal-aimé, lui-même prémonitoire

Plutôt mal-aimé dans la filmographie de David Cronenberg, Dead Zone fait office de maillon faible au cœur d’une décennie miraculeuse pour le cinéaste (Scanners, Videodrome, La Mouche, Faux-semblants). Le public semble, dès la sortie du film, désapprouver l’avis très favorable de Stephen King – exactement comme pour l’adaptation de Shining (1980), mais dans l’autre sens (le public adore, l’écrivain déteste). Il est vrai que malgré ses grandes qualités, le film souffre d’un problème de rythme. Bien que court et ramassé, il souffre d’un ventre mou en son milieu. Les fans de la première heure de David Cronenberg déplorent aussi une sobriété inexplicable de la part d’un cinéaste connu pour sa capacité à s’affranchir du bon goût et à dépasser les bornes. Ce manque de radicalité, avec une relégation au second plan de la violence, leur est incompréhensible. Sans doute parce qu’il s’agissait de sa première production complètement américaine, David Cronenberg semble être autocensuré.


Les résultats mitigés de Dead Zone au box-office déçoivent ses producteurs, mais selon Cronenberg, la responsabilité en incombe moins aux qualités du film qu’aux carences de la campagne marketing : « C’est un film dont je suis très fier et que j’aime beaucoup. La suprême ironie, c’est que je pense qu’il avait le potentiel pour devenir, et de loin, mon film le plus commercial. C’est le seul film pour lequel les projections-test furent positives […] avec les meilleures notes de l’histoire de la Paramount. Hélas, ils ont raté la sortie, alors qu’à cette époque, la Paramount passait pour la meilleure boîte de distribution. Mais j’ai eu la malchance de tomber au beau milieu d’un énorme scandale et ce fut un véritable cauchemar, surtout avec les gens du marketing. Il y avait un type, David Rose, qui dirigeait le département marketing et qui est sorti de son bureau menotté. Il a été arrêté pour détournement de fonds. Il avait empoché des fortunes sur le budget des bandes-annonces[2]. » À la suite de cet échec, Dino de Laurentiis refuse pendant plusieurs années les propositions de scripts de Cronenberg pour un nouveau projet : Total Recall, adapté cette fois d’une nouvelle de Philip K. Dick. Le film se fera des années plus tard, sous la direction de Paul Verhoeven. David Cronenberg change de producteur pour réaliser La Mouche (1986), deuxième grand succès qui lui offre enfin le public plus large dont il rêvait.

dead-zone-luvre-premonitoire

Jusqu’à aujourd’hui, Dead Zone reste un film maltraité, notamment en vidéo : jamais aucun Blu-ray n’est sorti en France. La dernière édition du film reste un DVD de piètre qualité sorti il y a 25 ans. Indisponible sur les plateformes comme dans les rayonnages vidéo, Dead Zone résonne pourtant curieusement avec l’actualité politique récente. En 2017, Stephen King s’étonnait de la ressemblance de Donald Trump avec son personnage de Greg Stillson, les deux partageant des points communs troublants. Puis, en 2024, deux tentatives d’attentats manqués contre Donald Trump ont semblé faire écho aux éléments de l’intrigue du roman. Faut-il craindre que Stephen King possède, comme son personnage Johnny Smith, des capacités divinatoires ?


Par Jean-Samuel Kriegk