Derrière les huit lettres de Fantasia, le mystère persiste…
Chef-d'œuvre définitif ou projet à jamais inabouti ? Rencontre merveilleuse de la haute culture et du divertissement ou corruption contre-nature de l'art par le mercantilisme ? Derrière les huit lettres de Fantasia, le mystère persiste…Chef-d'œuvre définitif ou projet à jamais inabouti ? Rencontre merveilleuse de la haute culture et du divertissement ou corruption contre-nature de l'art par le mercantilisme ? Rêve naïf d'un artisan qui s'est voulu artiste ou projet opportunisme au service d'une hégémonie culturelle ? Derrière les huit lettres de Fantasia, le mystère persiste…
Plus de trois quart de siècles après sa sortie, le troisième long métrage du studio de Walt Disney reste une énigme. Qu'est-ce donc que ce film si atypique ? Comment est-il né au sein de la filmographie d'un studio considéré comme extrêmement consensuel ? Quelles étaient les intentions qui ont présidé à la conception d'une œuvre aussi ambitieuse que coûteuse ? Quel potentiel inaccompli recèle-t-il ? Quel futur annonçait-il pour la firme de Mickey ? Et enfin, que nous raconte-t-il encore ?
Pour essayer de répondre à toutes ces questions, il faut d'abord revenir au moment de la conception de Fantasia, un soir de l'été 1937 alors que Walt Disney dîne seul dans un de ses restaurants préférés, le Chasen's. Il y repère alors une connaissance, le chef d'orchestre polonais Leopold Stokowski. Les deux hommes se connaissent depuis quelques années et entretiennent une correspondance occasionnelle. Ce sont surtout deux stars dans leur domaine qui bénéficient d'un sens consumé du spectacle. En 1937, Disney a déjà imposé Mickey, Donald et leurs amis dans l'inconscient collectif et il s'apprête à sortir sa version de Blanche-Neige et les Sept Nains. Stokowski est depuis 25 ans le chef d'orchestre attitré du Philadelphia Orchestra et s'est fait une réputation de véritable showman de la musique classique : il dirige des deux mains plutôt que de marquer la mesure avec une baguette, il joue sur les éclairages de la salle pour renforcer les effets de la musique, et n'hésite pas à jeter les partitions par terre pour prouver qu'il n'en a pas besoin.
Aussi, lorsque Walt Disney évoque le fait qu'il a acquis les droits du poème symphonique L'Apprenti Sorcier de Paul Dukas et qu'il compte l'utiliser dans un court métrage d'animation dans la lignée de ses Silly Symphonies, Stokowski réagit au quart de tour : il propose de diriger gratuitement l'enregistrement de la partition. D'un côté, Disney profite de la renommée et de la légitimité d'un chef d'orchestre reconnu. De l'autre, Stokowski met un pied dans Hollywood, rien de moins que l'industrie de la célébrité. Toujours est-il que la collaboration à l'origine de Fantasia vient de naître…
Dès lors, Walt Disney se lance avec enthousiasme dans la production de L'Apprenti Sorcier. Le 2 janvier 1938, Stokowski quitte Philadelphia pour venir enregistrer la pièce de Dukas à Los Angeles. En une semaine, quatre-vingt-cinq musiciens sont personnellement sélectionnés par Stokowski et, le 9 janvier, la musique est enregistrée en à peine trois heures. Mais le chef d'orchestre n'est pas venu à Los Angeles seulement avec la partition de L'Apprenti Sorcier, il a également apporté une bonne proportion de son répertoire. Dans les semaines qui suivent l'enregistrement, il discute avec Disney de la possibilité d'utiliser d'autres morceaux et, en février, un projet de long métrage provisoirement intitulé The Concert Feature est officiellement lancé.
En théorie, Disney a à ce moment-là d'autres priorités. Tout d'abord, la sortie de Blanche-Neige et les Sept Nains fin 1937/début 1938. Celle-ci est une immense réussite pour le studio et son principal artisan qui avaient englouti des sommes folles dans la production de son premier long métrage. Les rentrées financières sont certes bienvenues mais elles mettent en lumière un problème grave : la production des deux autres projets de la compagnie est quasiment au point mort. Non seulement le développement de Pinocchio et Bambi a pâti de l'incertitude autour du succès de Blanche-Neige et donc de la rentabilité potentielle d'un long métrage d'animation, mais en plus les auteurs, parmi lesquels on compte un Walt Disney très impliqué créativement, rencontrent de nombreux blocages artistiques tant au niveau de la narration que du dessin. Pour ne rien arranger, la firme se trouve à un moment charnière de son développement. Les studios qu'elle occupe sur Hyperion Avenue sont désormais trop petits pour accueillir tout le personnel et certaines équipes doivent être délocalisées ailleurs. Les animateurs qui travaillent sur Bambi se retrouveront ainsi sur Seward Street à 7 kilomètres du siège de la firme. Pour régler ce problème, Disney s'est lancé dans le chantier de gigantesques locaux à Burbank… ce qui rajoute à l'urgence de sortir un nouveau film et de trouver des fonds.
En dépit de ces impératifs, ou plutôt à cause d'eux, Disney se lance donc dans la production d'un nouveau long métrage. On peut expliquer cet empressement par plusieurs raisons. D'une part, il a déjà été décidé que le segment de L'Apprenti Sorcier mettrait en scène Mickey à un moment où la mascotte de la firme a largement perdu de sa notoriété au profit d'autres personnages. D'autre part, le coût de production de L'Apprenti Sorcier s'avère rapidement trop élevé pour un simple court métrage qui ne pourrait jamais rapporter suffisamment pour être rentable.
Enfin, un projet de film constitué de différents segments essentiellement basés sur la musique comporte bien moins de contraintes scénaristiques et artistiques que Pinocchio et Bambi. The Concert Feature offre donc à Walt Disney une forme de récréation où il peut donner libre court à son imagination, si bien qu'au fil des mois, le film va prendre une toute autre tournure pour Walt. Lui qui s'était jusque-là surtout considéré comme un amuseur, un entertainer, un artisan du divertissement va progressivement commencer à se considérer comme un artiste, au sens le plus élevé du terme.
En septembre 1938, Stokowski revient à Los Angeles en compagnie du critique musical Deems Taylor. Commence alors un mois entier consacré à écouter des morceaux classiques et à discuter des visuels possibles pour les illustrer. Le trio évoquera entre autres L'Oiseau de Feu de Stravinsky, Les Fonderies d'Acier de Mosolov, L'Or du Rhin de Wagner ou Le Carnaval Romain de Berlioz avant de se décider sur une liste définitive : la Toccata et Fugue en Ré mineur de Bach, la Suite de Casse-Noisette de Tchaïkovski, L'Apprenti Sorcier de Dukas évidemment, Le Sacre du Printemps de Stravinsky, Cydalise et le Chèvre-Pied de Pierné (qui sera remplacé quelques mois plus tard par un extrait de La Symphonie Pastorale de Beethoven), le Clair de Lune de Debussy (dont le segment complètement fini sera finalement coupé de la version finale), la Danse des Heures de Ponchielli, la Nuit sur le Mont Chauve de Moussorgski et l'Ave Maria de Schubert. Lorsqu'il découvre la liste des morceaux retenus, Roy Disney, le propre frère de Walt et directeur financier de la compagnie, sort pour une fois de son rôle et se permet un commentaire : pourquoi le film ne pourrait pas aussi contenir quelques morceaux qu’un « simple mec ordinaire comme lui peut aimer ». Walt renvoie alors brutalement son frère à ses livres de comptes. Il veut que son film soit la rencontre de l'art et du divertissement, qu'il rende les grandes œuvres de la musique classique accessibles au grand public tout en étant à la hauteur de la musique dont il s'inspire.
Pris d'une forme d'hybris, Disney n'hésite pas à inviter des figures de la vie artistique américaine aux studios pour leur présenter son ambitieux projet. Parmi ses visiteurs, on compte le peintre Thomas Hart Benton, la soprano wagnérienne Kirsten Flagstad, l'actrice de théâtre Katharine Cornell, le chorégraphe de ballet George Balanchine, l'écrivain Thomas Mann. Tous sont enthousiasmés par ce que leur montre Disney… ce qui contribue largement à flatter l'égo du producteur. Aussi quand l'architecte Frank Lloyd Wright fait entendre une voix discordante et suggère à Walt Disney d'abandonner ce projet absurde et de prendre des vacances, Walt Disney peut s'appuyer sur le concert de louange pour ignorer les commentaires de l'architecte.
C'est donc presque par obligation qu'il revient à Pinocchio dont la production laborieuse est tout de même plus avancée que celle du Concert Feature. En outre, depuis la production de Blanche-Neige, Walt Disney entend repousser les limites techniques et artistiques de l'animation. Ainsi le personnage de Jiminy Cricket est composé de trente-sept éléments et utilise vingt-sept couleurs, ce qui contribue à ralentir le rythme de production. Face à la frustration, Disney envisage de plus en plus son Concert Feature, entre-temps renommé Fantasia comme son grand chef-d'œuvre.
Dès lors, rien n'est trop beau pour son bébé. Il envisage ainsi d'inclure un segment en 3D stéréoscopique ou de diffuser du parfum dans la salle durant la séquence des fleurs de Casse-Noisette. Mais surtout, il entend plonger le spectateur au cœur de la musique, faire de la projection une expérience aussi sonore que visuelle… ce qui s'avère difficile à une époque où toutes les salles ne sont équipées que d'un seul haut-parleur placé derrière l'écran. En mai 1939, alors que Stokowski vient d'achever l'enregistrement des morceaux avec le Philadelphia Orchestra, Disney entre donc en contact avec la compagnie RCA pour concevoir un nouveau système stéréophonique capable de diffuser six pistes sonores simultanément : le Fantasound.
En février 1940, Pinocchio sort enfin dans les salles. Le film connaît un retour critique et public mitigé, notamment à cause de ses moments les plus sombres. En outre, la guerre en Europe grève sérieusement les recettes du film. Raison de plus pour Disney de redoubler d'efforts sur Fantasia.
Au cours de l'année 1940, il se dévoue entièrement à la tâche et pousse le perfectionnisme jusqu'à la névrose. Pour la séquence de l'Ave Maria et son long travelling final, il ne faut pas moins de six jours aux opérateurs de la compagnie pour réaliser une prise parfaite, où la caméra se déplace au milieu des vitres peintes qui constituent le décor sans la moindre secousse. Celle-ci sera achevée la veille de la première new-yorkaise le 13 novembre 1940. Malheureusement pour Walt Disney, Fantasia connaîtra un sort similaire à Pinocchio. Si la critique est relativement élogieuse, le public semble un peu trop décontenancé par le film pour se ruer dans les salles. En outre, le très coûteux Fantasound ne peut être déployé que dans quelques salles à travers le pays et il nécessite en plus de réserver certains sièges pour les haut-parleurs, limitant d'autant plus les capacités de la salle. Dans les mois qui suivent, Walt Disney rêve encore de faire de Fantasia son grand œuvre, de produire de nouveaux segments pour proposer au public une expérience toujours nouvelle. Mais il va vite devoir comprendre que cela n'arrivera jamais.
En plus de ce semi-échec très personnel, la période 1940-1941 est synonyme de profonds changements pour Walt Disney et sa compagnie. Accaparé par la production de Fantasia, il avait partialement délaissé les animateurs travaillant sur Bambi. Cet abandon était d'ailleurs rendu d'autant plus facile que ceux-ci travaillaient à plusieurs kilomètres des studios d'Hyperion Avenue, d'abord sur Seward Street puis dans les nouveaux locaux de Burbank. Lui qui était d'habitude énormément impliqué dans toutes les productions de sa compagnie a dû apprendre à déléguer… surtout qu'en découvrant une bobine-test animée par les animateurs Milt Kahl et Frank Thomas, il comprend qu'il n'a rien virtuellement plus rien à apporter au projet. À partir de là, il laissera les coudées franches à ses animateurs pour terminer le film.
Toujours durant la production de Fantasia, Disney découvre un livre pour enfant qui raconte l'histoire d'un éléphant de cirque ridiculisé pour ses grandes oreilles et qui découvre qu'elles peuvent lui servir à voler. Comparé à Pinocchio, Bambi ou même Fantasia, l'histoire est tellement simple qu'il y voit immédiatement le potentiel pour un film. Il lance donc rapidement la production de Dumbo. Mais celle-ci marque une rupture avec les projets précédents. Conscient que son perfectionnisme et sa recherche de l'excellence en termes d'animation ont déjà coûté très cher à son studio, Disney envisage dès le départ d'utiliser des graphismes et des techniques d'animations plus simples et moins chères. Dumbo apparaît donc comme le premier long métrage à visée purement commerciale de la compagnie : il s'agit avant tout de faire rentrer de l'argent dans les caisses. Car les finances de la compagnie étaient dans le rouge depuis longtemps. En février 1940, au moment de la sortie de Pinocchio, Walt Disney avait été obligé de faire quelque chose qu'il voulait à tout prix éviter : ouvrir le capital de sa compagnie aux investisseurs de Wall Street. Lui qui s'était toujours considéré comme le maître absolu de son studio allait devoir composer avec des actionnaires. Enfin, le transfert des studios dans les tous nouveaux locaux de Burbank n'est pas sans conséquences. Alors que Walt Disney se voulait visible et accessible dans les studios d'Hyperion Avenue, il se retrouve désormais complètement séparé des animateurs. Ceux-ci sont dans une autre aile du bâtiment et, pour accéder au bureau de Disney, il leur faut désormais traverser deux escaliers, un couloir, deux bureaux, une salle de réception et le poste de la secrétaire. Cet éloignement physique s'accompagnera d'ailleurs d'un éloignement « politique » lorsqu'une partie du personnel (dont un tiers des animateurs) se lance dans une grève le 29 mai 1941 pour demander de meilleurs salaires et un droit de représentation syndicale. Une issue sera finalement trouvée le 29 juillet 1941 après que Disney, inflexible face aux revendications, s’est retiré des négociations pour laisser place à un médiateur fédéral. Suite à cet épisode, Disney perdra définitivement son image d'entertainer pour celle de patron dirigeant une grande compagnie. Disney l'artisan laissait donc la place à Disney l'industriel.
La production et la sortie de Fantasia marquent donc un moment déterminant dans la carrière de Walt Disney et dans l'histoire de sa compagnie. Au premier abord, on pourrait même croire que c'est l'échec du film qui a précipité la transformation de l'entreprise Disney, l'échec financier nécessitant une gestion plus commerciale de la production et l'échec artistique éloignant Walt Disney du travail artistique.
Néanmoins, l'évolution qu'a connue la firme était non seulement en germe dans certains projets de Disney, comme par exemple l'architecture et l'organisation des locaux de Burbank, mais aussi dans le développement même de Fantasia.
Pour le comprendre, il faut revenir sur le segment fondateur du film, L'Apprenti Sorcier. L'histoire de ce segment est en apparence tout simple : durant l'absence de son maître, un apprenti sorcier s'essaye à la magie pour s'éviter les corvées habituelles mais son inexpérience le mènera de catastrophe en catastrophe jusqu'au retour du maître qui réparera la situation. Derrière cette simplicité, se cache pourtant des enjeux qui sont loin d'être insignifiants. Premièrement, il faut remarquer que le maître sorcier s'appelle Yen Sid, soit Disney écrit à l'envers, et que l'animateur Bill Tytla lui a sciemment donné le fameux haussement de sourcil de Walt. On peut alors voir le personnage de Yen Sid comme une représentation de Walt Disney au sein de sa compagnie : tout-puissant, supervisant tous les aspects de la production, unique détenteur de la vision d'ensemble. Il était d'ailleurs une figure tellement centrale du studio que, lors de l'introduction en bourse, la banque d'investissement gérant l'opération insistera pour que la compagnie prenne une assurance d'un million et demi de dollars sur la vie de Disney… pour pouvoir rembourser les actionnaires au cas où Walt décèderait.
Ce que raconterait alors L'Apprenti Sorcier se serait la mise au pas d'une compagnie à la gestion encore erratique… et le fait que Mickey incarne l'apprenti sorcier n'est pas non plus anodin. Durant ses premières années sur les écrans, la souris était un personnage fantasque, insubordonné, fêtard, plutôt rural… bref, une sorte d'incarnation de l'Américain du Midwest, attaché à sa liberté et peu regardant sur les principes. Si cette personnalité s'était progressivement estompée au fil des années, notamment à cause de l'apparition de Donald qui était le personnage chaotique par excellence, c'est au moment de Fantasia qu'elle va disparaître complètement. Fantasia n'est pas seulement la dernière incartade de Mickey, c'est aussi la proclamation définitive du nouveau design de Mickey après quelques apparitions dans des courts métrages. Apparu en février 1939 dans le court-métrage Mickey's Surprise Party, ce nouveau design est plus rond, plus trapu, moins élancé, plus mignon, les yeux se sont plus seulement des taches noires mais ont maintenant des pupilles. Comme le note Pierre Pigot dans son excellent Assassinat de Mickey Mouse, celui n'était au départ « qu'un common guy, un pauvre petit loser oubliant les duretés d'un rêve américain déjà périmé dans la gratte d'une guitare ou le martelage effréné des touches d'un piano ». La conséquence de ce nouveau design était de « parfaire la ressemblance avec un être humain et son regard fenêtre sur l'âme. En conséquence, en faire un mort-vivant sans intérêt. »
Aurélien NOYER
Dans sa biographie de Disney, Walt Disney: The Triumph of the American Imagination, Neal Gabler évoque également l'hypothèse inverse. S'appuyant sur un document de production qui décrit L'Apprenti Sorcier comme « un film sur un petit gars normal et sur ce qu'il voulait faire si on lui donnait le contrôle total sur la Terre et les éléments », Gabler évoque la possibilité que Mickey soit une représentation d'un Disney dépassé par sa création, contemplant l'éventuel échec de Blanche-Neige, craignant que ses envies de démesure ne retournent contre lui.
Dans les deux cas, on ne saurait nier la nature extrêmement personnelle de Fantasia… d'autant que le film révèle ce qu'un artiste n'acharne d'habitude à cacher : ses propres limites. Comme le dit Michael Barrier dans sa biographie The Animated Man: A Life of Walt Disney, « Disney avait tellement brouillé et compromis son projet d'origine d'une collaboration à parts égales entre la musique et les images que le film ne pouvait susciter l'admiration qu'en tant que démonstration virtuose à la portée limitée. » Plus loin, il reprend l'introduction du film par le critique Deems Taylor – « Ce que vous allez voir sur l'écran est une représentation des diverses images abstraites qui pourrait vous venir à l'esprit si vous étiez en train d'écouter cette musique dans une salle de concert. » – et l'utilise pour pointer les limites du film : « En d'autres termes, la toccata et fugue de Disney – et, par extension, la plupart du reste de Fantasia – est un exercice gratuit, car pourquoi un public voudrait qu'un film rêvasse à sa place ? »
Ces problèmes ont d'ailleurs été pointés dès la sortie du film. Toujours dans The Animated Man, Michael Barrier cite un article de janvier 1941 par la critique Hermine Rich Isaacs, pourtant d'habitude favorable à Disney : « C'est là l'obstacle que les créateurs de Fantasia ont rencontré et n'ont pas su surmonté dans leurs travaux novateurs : ils doivent faire face à un public qui connaît déjà la partition musicale, et qui a à son sujet beaucoup d'idées préconçues, face auxquelles Fantasia ne parvient pas à imposer ses propres idées. Chaque personne qui a entendu les morceaux possède une idée bien définie de leur interprétation, et bien que celle-ci coïncide parfois avec celle de Disney, la plupart du temps, ce n'est pas le cas. Alors que [le Sacre du Printemps] de Stravinski évoque aux réalisateurs l'histoire de l'évolution, il suggère à certains auditeurs plutôt des danses orgiaques et des festivals de printemps, et pour d'autres c'est une musique absolue qui ne peut être exprimée en termes littéraux. »
La critique d'Hermine Rick Isaacs est intéressante dans la mesure où elle ne reproche pas à Disney de n'avoir pas compris les œuvres qu'il a utilisé dans Fantasia. Le Sacre du Printemps est effectivement une pièce censée évoquer des danses rituelles tribales, son sous-titre est d'ailleurs Tableaux de la Russie païenne en deux parties. De la même façon, La Symphonie Pastorale de Beethoven a été inspirée par les collines et les montagnes de la campagne autrichienne, et non par des figures mythologiques de la Grèce antique. De nombreux critiques ont d'ailleurs mis cela sur le compte du manque de culture classique de Disney, s'appuyant notamment sur une remarque de Disney lors d'une discussion avec Stokowski à propos du segment de La Symphonie Pastorale : « Je pense que ça va rendre Beethoven célèbre. » La plupart du temps, les critiques utilisent cette phrase pour pointer l'inculture de Disney et oublient sciemment de citer le reste de la discussion :
Stokowski : « C'est vrai. Dans un certain sens, c'est ce qui va arriver. Des gens qui n'ont jamais entendu sa musique vont voir ça. »? Disney : « Ça va créer une toute nouvelle passion, un tout nouvel engouement pour cette musique. »
Le résultat ne sera certes pas à la hauteur des ambitions de Disney. Malgré ses bonnes intentions, Fantasia ne provoquera pas d'enthousiasme particulier pour la musique classique auprès du grand public, pas plus qu'il ne convaincra les amateurs éclairés de musique classique. En cela, le film est l'œuvre d'un artiste qui n'a pas su surmonter les contraintes qu'il s'était lui-même imposée (pas de dialogue, peu de structure narrative) pour toucher à la même forme d'universalité que pour Blanche-Neige et les Sept Nains. Dans la très mauvaise et calomnieuse biographie Walt Disney: Hollywood's Dark Prince, Marc Eliot avance néanmoins une hypothèse intéressante pour expliquer cet échec.
En essayant d'exprimer littéralement les sentiments et les images que lui évoquaient les morceaux de musique classique, en voulant jouer à l'artiste, Disney aurait perdu sa capacité à projeter ses émotions à l'écran. Dans Blanche-Neige et Pinocchio, la sensibilité artistique de Disney resurgissait au gré des mois passées à travailler et à retravailler chaque aspect des films. À l'inverse, l'excès de confiance en soi et la certitude d'être un artiste s'exprimant spontanément à travers son art ont certes permis à Disney d'avancer très vite dans la production de Fantasia, mais ils ont par là même privé le film du raffinement de ses prédécesseurs, les rendant ainsi moins accessibles et appréciables par le grand public.
Dès lors, que représente Fantasia soixante-quinze ans après sa sortie ? En premier lieu, un chef-d'œuvre de l'animation ! En imaginant des visuels complètement inédits, Disney a poussé ses employés à toucher à la perfection. Dans The Animated Man, Michael Barrier cite Marcellite Garner qui travaillait dans l'équipe encrage et colorisation : « Par exemple dans une scène de Fantasia, on a fait des longs celluloïds défilant de boue bouillonnante. Il devait y avoir des centaines de bulles par celluloïd, et on utilisait autour de cinq différentes nuances de couleurs, si proche en teinte qu'on pouvait à peine les différencier. » Toujours dans The Animated Man, Barrier met également l'accent sur la nécessité pour les équipes de Disney d'improviser parfois de nouvelles techniques. D'après Cornett Wood, à l'époque animateur des effets visuels, « des techniques d'effets visuels étaient inventées sur le vif, scène après scène. [...] Tout dépendait des besoins de la scène. » D'après Barrier, en plus du département des effets visuels, le département caméra ou n'importe quel autre membre de la production pouvait être réquisitionné pour travailler sur un nouvel effet. Malheureusement, l'état d'esprit qui prévalait à l'époque était de passer à autre chose si tôt une scène tournée. Ainsi les secrets de fabrication de la plupart des effets de Fantasia n'ont jamais été conservés, pas même par leurs créateurs.
C'est peut-être finalement à ce niveau-là qu'il faut chercher une partie du mystère de Fantasia. Soixante-quinze ans plus tard, Fantasia reste une œuvre unique. Quand bien même Fantasia 2000 entendait réaliser le rêve de Disney et apportait son lot d'émerveillement, il ne pouvait pas bénéficier de la même aura. Le film original était le résultat de la rencontre des bonnes personnes au bon moment. Disney n'aurait pas pu se lancer dans un projet comme Fantasia avant d'avoir réalisé Blanche-Neige et les Sept Nains. Après 1941, l'évolution de son rôle au sein de sa compagnie et les contraintes financières aurait rendu le film tout aussi impossible. Même techniquement, le film reste une des réussites majeures de l'époque. Ce tour de force sera par la suite surpassé grâce à des techniques plus évoluées mais Fantasia garde l'attrait des œuvres en avance sur leur époque.
Regarder Fantasia à l'heure actuelle, c'est contempler un de ces rares moments où un créateur a eu à sa disposition des moyens financiers importants et un incroyable vivier de talents pour aller jusqu'au bout de sa vision. À partir de là, on peut toujours discuter de la pertinence de certaines scènes ou pinailler sur la disposition incorrecte de l'orchestre lors des interludes, l'œuvre elle-même garde son pouvoir de fascination. C'est précisément ce qu'on appelle un classique.
Aurélien NOYER