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Rain Man, laisser briller l'autre

Il s’appelait Kim Peek. Il avait 58 ans. Il était incapable d’allumer seul la lumière en pénétrant dans une pièce, mais sa mémoire était sans limites. Kim Peek est décédé en 2009, et laisse derrière lui un film, et un surnom. Rain Man. 
Rain Man, laisser briller l'autre

Il s’appelait Kim Peek. Il avait 58 ans. Il était incapable d’allumer seul la lumière en pénétrant dans une pièce, mais sa mémoire était sans limites. Kim Peek est décédé en 2009, et laisse derrière lui un film, et un surnom. Rain Man.


Mathématiques, histoire, musique… Kim Peek, né le 11 novembre 1951 à Salt Lake City, était hors norme. Un Américain atteint du syndrome du savant et possédant une mémoire eidétique, capable donc de se souvenir d'une immense quantité d'images, de sons, ou d'objets dans leurs moindres détails, mais parfois, tout simplement bloqué au moment d’effectuer une action en apparence toute simple, tout du moins pour nous. Il était l’homme aux mille possibilités. En 1984, Kim rencontre Barry, Barry Morrow, scénariste. Ce dernier imagine alors le personnage de Raymond Babbitt. Kim Peek devient une star, enchaîne les conférences, a même le droit de voyager avec l’Oscar de Morrow, et s’amuse à impressionner son audience en leur décrivant avec précision la une des journaux datant de leur naissance. Kim Peek, sur grand écran, est incarné par Dustin Hoffman. Ce dernier passa du temps avec lui, mais, de son propre aveu, ne cessa de douter durant le tournage. L’histoire serait la suivante : trois semaines après le début du tournage, peu rassuré, l’acteur aurait conseillé à Barry Levinson d’embaucher Richard Dreyfuss, car il était tout simplement en train de livrer la pire performance de sa vie. Hoffman emportera là son deuxième Oscar du meilleur acteur, en 1989 (pour la petite anecdote : cette année-là, la phrase « And the winner is » fut pour la première fois remplacée par « The Oscar goes to », et Michael Douglas portait un costume bien trop grand au niveau des épaules, mais hey, c’était les années quatre-vingt). 

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« I'm gonna let ya' in on a little secret, Ray. K-Mart sucks. »

À la mort de son père, Charlie Babbitt, homme d'affaires toujours à la recherche d’un bon coup, passablement antipathique, peu soucieux des autres, une caricature en somme, un wannabe Trump, hérite d'une vieille Buick qu'il convoitait depuis longtemps. Problème, il se voit par la même occasion spolier d’une importante somme d’argent, versée à l'Institution psychiatrique Wallbrook au profit de Raymond, savant autiste. Son frère, qu’il appelait dans son enfance Rain Man. L’incarnation d’une enfance heureuse rapidement évanouie. L’intrigue se met en place quand Charlie kidnappe son frère pour faire pression sur le directeur de l’établissement qui a la responsabilité de la fortune héritée par son patient. Un patient nommé Raymond Babbitt. Il est énervant, parfois, mais nécessairement attachant. Pour le faire exister, il faut, en face de lui, une personnalité en quête de rédemption. Un sale type, pas totalement détestable, mais nécessairement à la recherche de son humanité. Tom Cruise porte le film depuis le début du projet, a vu Steven Spielberg, Sydney Pollack et s’y attacher un temps, avant que Barry Levinson ne prenne place derrière la caméra. Top Gun n’a que deux ans, Cocktail à peine quelques semaines. Beau gosse chéri de ces dames, sourire carnassier. Classe américaine. Hoffman et Cruise, chaque jour, répètent, essayent des choses, vont jusqu’à échanger les rôles. Improvisant parfois (la scène du pet dans la cabine téléphonique). Comme chez Scorsese et Newman, il va trouver en la personne d’un acteur davantage installé, un tremplin. Une opportunité.

« C-H-A-R-L-I-E, my main man. »

Dans une interview accordée, à l’époque de la sortie du film, au magazine Rolling Stone, le réalisateur Barry Levinson se souvient : « J’ai repris le projet, et je me suis mis à la place de ces personnages. J’aimais Raymond et Charlie. Charlie est un vendeur. Ce n’est pas vraiment un mauvais bougre, mais il est bousculé, manipulé. Raymond est autiste. Il ne connaît pas le vrai monde. Je n’avais jamais vu un personnage comme lui. Que se passe-t-il quand Charlie parle à son frère ? Il ne peut pas lui faire un coup de vendeur, car quoiqu’il lui dise, quoi qu’il essaye de lui faire croire, Raymond souhaite ce qu’il souhaite. Raymond ne lance jamais la conversation. Raymond ne vous regarde jamais quand il vous parle. Si je peux montrer l’autisme comme il est réellement, montrer la frustration, mais aussi l’humour, alors je peux faire fonctionner la relation entre ces deux personnages, sur la route. Et cela me suffit ». Et d’ajouter, au sujet de Tom Cruise : « Je lui ai offert la possibilité de développer intégralement un personnage. Il n’a rien pour s’appuyer, pas d’accessoire, pas de queue de billard (référence à La Couleur de l’argent, ndlr). Tom est assez intelligent pour savoir qu’il pourra toujours faire des films comme Cocktail, mais je ne pense pas qu’il souhaite faire du surplace et continuer à jouer les mecs glamours ». Vrai. Cruise se voit ailleurs.

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« I'm gonna go take a celebration piss. »

Sur le papier, Rain Man est un film étrange. Une rencontre au sommet entre deux acteurs, certes. Mais un road movie simple. Une histoire de grandes personnes, une rencontre fraternelle. Un film hors de son époque, comme le rappelle le journaliste Matt Patches : « le box-office américain, dans les années soixante-dix, pouvait voir des drames personnels comme Love Story ou Kramer contre Kramer occuper la première place, puis laisser cette place à Star Wars ou Les Dents de la mer, des blockbusters. Mais Rain Man est sorti le 16 décembre 1988. Après Die Hard et Roger Rabbit, avant le Batman de Burton, et les suites de L’Arme fatale, Retour vers le futur et Ghostbusters. Hollywood à l’époque commençait à perfectionner sa science du blockbuster. Et Rain Man n’occupa même pas la première place la semaine de sa sortie : avec sept millions de dollars, il fit moins que la deuxième semaine du Twins de Schwarzenegger. Des millions de dollars et quatre statuettes plus tard, Rain Man quitte finalement le Top 10, après le week-end du 26 mai 1989, alors qu’Indiana Jones et la dernière croisade prend le contrôle des multiplexes. Au final, il rapporta plus de 172 millions de dollars aux États-Unis ». Un succès donc. Inespéré, même pour son producteur, Mark Johnson, qui voulait juste que le film existe. Pas beaucoup plus. D’ailleurs, quand Barry Levinson récupère le projet, il est en péril. Trop simple. Pas assez rocambolesque. Ces personnages, il faut les mettre dans des situations folles, périlleuses ! Mais Levinson croyait en son duo. Et à raison. MCM s’incline, et ne touche pas à la version du réalisateur de Tin Men et Good Morning, Vietnam. Tout juste accepte-t-il d’ajouter une scène, celle des gaufres, expliquant plus clairement pourquoi Charlie ne ramène pas son frère à l’institut.

« I'm an excellent driver. »

Le film reçut quatre Oscars et en Europe, à la Berlinale, l'Ours d'or du meilleur film. Hoffman est encensé. Cruise, lui, livre en apparence une prestation en retenue. Quoi de plus simple, après tout, il ne fait que jouer un bel homme au beau sourire à qui tout semble réussir, non ? Non. En fait, sur une échelle de 1 à 10, 1 étant la fadeur, 10 l’hystérie, les deux acteurs sont, disons, à 6 (Hoffman) et à 4 (Cruise). En fait, Hoffman est d’une exceptionnelle sobriété. Cruise, lui, en fait juste assez pour laisser briller celui qui est, sur le papier, le grand rôle de composition, mais ne pourrait exister sans l’autre. Le ton juste est ici affaire de subtil dosage. Cruise accepte sa position, celle, moins de faire-valoir que de mise en valeur, et porte le film. Il est celui qui grandit, celui qui change. Raymond garde sa naïveté. Charlie découvre son humanité. Bouleversant, mais en toute discrétion. La star s’efface derrière, non pas l’acteur, mais le film. Un don de soi. Un geste audacieux en termes de carrière, bien sûr. Mais le résultat est là. Rain Man est, et reste, l’un des sommets de la carrière d’un acteur, pas encore producteur, pas encore conscient des enjeux, mais tout juste de son jeu et de ses possibilités. Un acteur en train de grandir, devant nos yeux. 


Nico PRAT
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