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Entretien avec Audrey Estrougo, réalisatrice de Suprêmes

Audrey Estrougo s’attaque à un monument de la culture française avec Suprêmes, un biopic qui relate les débuts du groupe mythique NTM
Entretien avec Audrey Estrougo, réalisatrice de Suprêmes

Réalisatrice de Une histoire banale et La Taularde avec Sophie Marceau, Audrey Estrougo s’attaque à un monument de la culture française avec Suprêmes, un biopic qui relate les débuts du groupe mythique NTM, en mettant principalement l’emphase sur l’aspect intimiste de la vie de Didier Morville et Bruno Lopes, les deux artistes que la France entière connaît sous les noms de JoeyStarr et Kool Shen.


Propos recueillis par Stéphane Moïssakis.

Suprêmes d'Audrey Estrougo, en salles dès le 24 novembre 2021.

Que représentait NTM pour vous, avant de vous lancer dans la réalisation de Suprêmes ?


Cette époque que je dépeins dans le film, je ne l’ai pas vécue. J’étais encore une enfant, donc ce n’est pas mon époque à moi. Mais pour moi, NTM, c’est mon adolescence. J’ai grandi dans le 93. Ce n’est pas juste un groupe que j’aimais bien écouter comme ça. Ils sont les premiers à avoir mis le 93 sur la carte, et c’est une fierté pour ceux qui ont grandi là-bas. Je fais partie d’une génération qui était pointée du doigt à l’époque, car il était question de faire un bac spécial pour les jeunes du 93. Et le groupe a montré que les jeunes du 93 pouvaient aussi faire des trucs bien, que ce n’est pas parce qu’on était du mauvais côté du périphérique qu’on était forcément condamnés. 

Comment est-ce que le projet s’est mis en place ?


De manière très fluide, j’ai eu envie de ce film-là, de cette histoire avec ce prisme et cette période. J’ai entamé les démarches pour pouvoir les rencontrer et c’est Didier que j’ai vu en premier. Il m’a expliqué que le tout Paris voulait faire un film sur NTM depuis des années, et ils ont toujours refusé. Pour ma part, je lui ai expliqué justement que je ne voulais pas faire un film uniquement centré sur le groupe, mais que leur histoire était un bon prétexte pour parler d’une jeunesse et faire un constat d’abandon des jeunes de quartiers par la classe politique. C’est ce qui lui a plu. Après, il a fallu dépasser pour moi la problématique de l’appropriation d’une histoire vécue par d’autres, pour trouver une place dans le processus créatif. Ce n’est pas mon histoire, ce ne sont pas mes souvenirs et ce n’est pas ma génération à proprement parler.

Mais si le tout Paris voulait faire un film sur NTM, j’imagine que le projet a dû être facile à financer non ?


Pas du tout. On parle d’un film avec deux jeunes comédiens en tête d’affiche, Théo Christine et Sandor Funtek, des inconnus pour le grand public. C’est aussi un film d’époque, ce qui nécessite des moyens conséquents. C’est un film populaire mais également politique, ce qui le rend difficile à monter financièrement. Bref, nous avons énormément travaillé car il y avait une véritable exigence artistique et on voulait s’y tenir. Mais honnêtement, on parle ici d’un tournage en 7 semaines, ce qui est une durée de tournage classique pour un film, sauf que nous avions cinq scènes de concert à tourner, ce qui représente une logistique à part. Une scène de concert, c’est au minimum une journée de tournage, ce qui revient à dire que nous avions une semaine de tournage en moins, au bout du compte. Nous n’avions pas tant d’argent que ça pour le tourner, et pour ma part, le fait d’avoir une certaine expérience acquise sur mes précédents films n’a pas été de trop.

Suprêmes se concentre sur les premières années du groupe et se termine vraiment aux débuts de la starification. Pourquoi ce choix ?


En fait, le film commence avec Didier Morville et Bruno Lopes et se termine avec JoeyStarr et Kool Shen. Une fois qu’ils sont devenus ces personnages publics, on sait tout d’eux. Les images d’archives, les interviews d’époque sont disponibles. Moi ce qui m’intéressait, c’était de filmer leur vie dans l’intimité plutôt que leur vie de star, ce qui s’apparente à une chronique du quotidien en somme. Je trouve ça plus intéressant de montrer le moment où la fusée va décoller. Une fois qu’elle décolle, il n’y a plus vraiment d’enjeux sur la suite de leur carrière. Ils sont encore vivants, on sait très bien ce qu’ils font. Moi, ce qui m’intéressait surtout, c’est ce moment où le groupe sort de terre et la France découvre alors une jeunesse des banlieues. Tout de suite, on a cherché à en faire les porte-paroles de cette jeunesse, mais eux ne voulaient pas être catalogués de la sorte. Ils se revendiquaient avant tout comme des artistes. Ils ont dénoncé un mal-être c’est vrai, mais ils n’avaient pas envie d’être l’étendard d’une jeunesse. Ils savaient très bien qu’en acceptant ça, ils ne seraient pas considérés autrement. Et même en refusant, ils ont quand même été catalogués et ça les a poursuivis toute leur vie, dans leurs relations avec les médias et les politiques qui n’en avaient rien à foutre de leur musique. On parle quand même d’un groupe de jeunes musiciens qui ont créé le rap en France. Il n'y avait pas de rap français dans les médias, ça n’existait pas. Il n’y avait pas de référent avant eux. Ils ont créé un genre et on ne les a jamais interrogés sur ça. Au contraire, les médias ont préféré leur demander pourquoi les cités brûlaient, ça veut tout dire.

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Comment s’est déroulée la collaboration avec JoeyStarr et Kool Shen ?


Avec la scénariste Marcia Romano, nous avons étroitement collaboré avec eux. En parallèle de l’écriture du scénario, nous faisions des entretiens réguliers. En fait, je les sollicitais dès que j’avais besoin d’eux, ce qui donna lieu à un échange qui a été très ouvert dès le départ. Et je pense que cela a été rendu possible car chacun a eu la bonne intelligence de rester à sa place. Didier et Bruno n’avaient pas envie de faire un autre film que le mien. Ils ont compris le film que je voulais faire. Ils ont compris qu’ils n’étaient ni scénariste, ni réalisateur et ils ont accepté de se faire déposséder de leurs vies pour qu’elles soient scénarisées sous leurs yeux. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain et encore aujourd’hui, quand ils en parlent en interviews, ils reconnaissent que c’est très étrange de voir des comédiens les incarner à l’écran.

Comment expliquez-vous qu’ils ont accepté de faire votre film, alors qu’ils ont refusé tant de projets ?


Comme ils le disent en interviews, ils ne voyaient pas vraiment l’intérêt de faire un film centré sur NTM. Ils ont tout montré, tout le monde sait tout. Que dire de plus ? Ce n’est pas le but de Suprêmes, qui utilise l’histoire du groupe comme un prétexte pour raconter une époque spécifique. Et c’est ce qui leur a plu, car c’est dans la continuité de leur démarche artistique de se positionner par rapport à la société, de se questionner, de pointer du doigt ce qui ne va pas. C’est finalement très cohérent avec les artistes qu’ils ont été.

Suprêmes est un biopic musical, ce qui est un genre en soi. Est-ce que vous avez étudié les autres films comme N.W.A: Straight Outta Compton par exemple, pour avoir conscience des pièges à éviter ?


Pour moi, c’est comme pour n’importe quel autre film. Il faut un axe. Si on ne sait pas pourquoi on veut raconter cette histoire, autant ne pas le faire car cela donne souvent des films sans saveur. C’est très particulier dans le biopic, car cette notion d’axe disparaît quand il s’agit de raconter la vie d’Aretha Franklin ou de Freddie Mercury. Du coup, on a l’impression de regarder une sorte de page Wikipédia mise en images, avec une succession de saynètes et d’anecdotes qui n’ont pas de lien entre elles, pas d’unité et surtout de légitimité à exister parce que le cadre n’est pas clairement défini. Le cas du film sur N.W.A. est encore différent, car le film est carrément produit par Dr. Dre. Et le mec se dresse une belle statue, car il omet de mettre en scène pas mal de trucs assez sales qu’il a pu faire et on a l’impression que le groupe se tape un gros trip d’égo. Disons qu’ils ont été très révisionnistes avec leur propre histoire.

Est-ce que vous-même, vous avez dû tordre un peu la réalité pour arriver à vos fins dans Suprêmes ?


Oui, ça reste un scénario. Sa particularité est qu’il est uniquement basé sur des faits réels, mais parfois nous avons rassemblé trois événements en un, pour faire avancer l’histoire. Il faut un peu tricher avec cette réalité-là pour faire un film et ne pas forcément suivre le déroulé des faits à la lettre. Nous l’avons beaucoup fait ceci dit, mais pas à 100%.

Et vous n’occultez pas certains éléments dramatiques, comme les relations très conflictuelles de JoeyStarr avec son père…


Oui, mais c’est la clé de voûte de Didier, et si on ne parle pas de son rapport au père, on ne peut pas expliquer sa relation avec Bruno. Didier a toujours cherché la reconnaissance de son père et comme il ne l’a pas eu, il a reporté des choses sur Bruno pour pouvoir soigner ça. C’est l’une des raisons pour laquelle on évoque ce relationnel familial dans le film.

Pour rester dans le sujet de la dramatisation de faits réels, vous optez pour un mélange d’archives comme celle du discours de François Mitterrand au début du film, avec une reconstitution de certains plateaux télés et d’interviews. Et je me demandais si vous aviez envisagé d’instaurer un jeu entre réalité et fiction, en utilisant totalement des archives d’époque par exemple ?


Pour moi, la réflexion dépasse le cadre du film. Maintenant, on est à une époque qui donne accès à énormément d’images d’archives. Du coup, je pars du principe que le spectateur ne vient pas voir le film en étant vierge d’informations. C’est comme une sorte de passage obligé d’ailleurs : il y a tellement d’archives cultes autour de NTM que c’est vraiment impossible de passer à côté de certaines d’entre elles. Ce n’est pas tant l’idée de refaire une archive ou une mise en image identique, mais cela fait partie de l’identité publique des artistes que l’on dépeint. Je pense par exemple à ce plateau télé mythique, avec ce débat politique chez Paul Amar. Il fallait que ce soit dans le film. Et d’un autre côté, cela me permet aussi de créer des archives fictives, enfin une en particulier, pour pouvoir synthétiser un message spécifique à travers le film. Ce faux reportage dans le film démontre que le groupe n’est pas interrogé sur sa musique mais sur la problématique des banlieues. On en revient à une logique de scénario pure et dure, dans laquelle il faut mettre en scène des idées sans se répéter afin de faire évoluer le propos. Cette scène m’a servi à ça.

Ce qui est intéressant avec Suprêmes, c’est qu’il permet de remettre en perspective la carrière de NTM. Aujourd’hui, c’est un groupe mythique, totalement institutionnalisé et qui fait partie intégrante de la culture française, et votre film rappelle que personne n’aurait pu prédire cela à l’époque…


Je suis d’accord avec vous, et c’est la beauté de leur parcours. Personne n’aurait pu prévoir cette trajectoire, eux compris. Et pourtant, ce sont des monuments de la culture française. Personnellement, j’avais à coeur de faire un film sur Didier et Bruno. Depuis qu’ils sont reconnus, ils sont vus à travers le prisme d’une industrie musicale, le prisme des médias, et il y a tellement de filtres qui viennent se mettre entre ce qu’ils sont vraiment et ce que le spectateur perçoit d’eux que l’on obtient forcément un portrait qui n’est pas celui dépeint dans le film. Pour parler d’eux, j’ai retiré tous les filtres et je les mets au point de départ. Je l’assume totalement : Suprêmes est un film sur Didier Morville et Bruno Lopes, pas sur Kool Shen et JoeyStarr.


Propos recueillis par Stéphane Moïssakis

Suprêmes d'Audrey Estrougo, en salles dès le 24 novembre 2021.

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