Traîné sur le bitume : last action heroes
Tel un escalier projeté vers l’avenir, l’année 2019 fut celle des chants du cygne. Nostalgie, mythes déchus, visions crépusculaires en pagaille. C’est entendu : à l’aube de 2020, on brûle le cinéma, et on recommence.Tel un escalier projeté vers l’avenir, l’année 2019 fut celle des chants du cygne. Nostalgie, mythes déchus, visions crépusculaires en pagaille. C’est entendu : à l’aube de 2020, on brûle le cinéma, et on recommence. Trois films constituent cet adieu : The Irishman, Once upon a time… in Hollywood et Traîné sur le bitume.
Par Clément Arbrun, article issu du Rockyrama 26, 2019.
Hélas, le troisième titre de cette liste vous a certainement échappé. Difficile de vendre un projet aussi peu bankable. Traîné sur le bitume (Dragged Across Concrete en VO), c’est quoi ? L’histoire des flics Ridgeman (Mel Gibson) et Lurasetti (Vince Vaughn) qui, suspendus pour usage abusif de la force, décident de braquer… des braqueurs. Ce troisième long métrage du romancier, directeur de la photographie et compositeur S. Craig Zahler, auteur du western Bone Tomahawk et de la série B carcérale Section 99, est inclassable. C’est une réflexion sur les anti-héros d’une époque révolue, celle des buddy movies et des séries noires hard boiled. Des dinosaures qui comprennent que leur recette (interrogatoires musclés et punchlines sèches) ne passe plus et qu’une simple vidéo suffirait à les expédier au trou. Entre le discours méta du Dernier Samaritain de Tony Scott et la violence graphique de Payback (avec Mel Gibson), donc. Mais les nombreuses digressions et l’alchimie de ce duo criminel font plutôt pencher la balance du côté du Pulp Fiction de Quentin Tarantino. Jusqu’à ce que, de rupture en rupture, cette œuvre profondément old school nous fascine par sa lenteur hypnotique et sa mélancolie, dignes du Jackie Brown du même Quentin T. Rien que ça, oui.
Sur le papier, Traîné sur le bitume nous renvoie aux « films de mecs » et à leurs saillies politiquement incorrectes. Ce temps où Mel Gibson avait encore droit de cité. Ici, il captive par sa face burinée et ses cheveux grisonnants. On pourrait dire que “Mad Mel” est un vestige mais en fait, c’est ce film qui l’est. À l’instar de The Irishman de Martin Scorsese et Once upon a time… in Hollywood de Quentin Tarantino, l’œuvre de S. Craig Zahler nous permettra de dire : c’était ça, 2019. La proposition d’un cinéma de genre déconstruit au possible, recyclant des codes familiers afin de livrer un discours crépusculaire sur l’univers qu’il investit. “Marty” cligne de l’œil aux Affranchis afin de nous en présenter l’envers, triste, sans éclat ni prestige. Tarantino poursuit son exercice de réécriture historique entamé avec Inglourious Basterds mais cette fois, le cinéma n’est pas juste le lieu du climax : il est le sujet du film. S. Craig Zahler emprunte les scènes de planque et de filature propres aux polars et les étire jusqu’au métaphysique : la scène de braquage n’a lieu qu’après une heure trente de film ! Chaque artiste partage un dilemme : jusqu’à quel point peut-on recycler une recette de cinéma familière ? Quelle est l’extrême limite ? Cette limite, c’est évidemment la mort.
Elle plane tellement sur ces récits que tous semblent prédire la fin d’une ère. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils concluent une décennie entière. C’est en évoquant les détails de leur décès que Martin Scorsese nous introduit ses personnages de mafieux, c’est un suspens morbide que Tarantino fait planer sur la tête de Sharon Tate, et la Grande Faucheuse hante en permanence les vastes étendues urbaines de Traîné sur le bitume. S. Craig Zahler traite ces paysages comme le Los Angeles de Michael Mann, celui où Robert De Niro attend son dernier duel. Pour Zahler, Ridgeman n’est qu’un condamné à mort qui fuit sa peine et a déjà vendu son âme en passant « de l’autre côté » (de la loi). Il n’y a que des fantômes comme lui dans ces œuvres où les mythes se réunissent pour une ultime charge héroïque : les gangsters de Scorsese, le bras droit Cliff Booth (Brad Pitt), le suicidaire Mel Gibson. Après une décennie entière de films référentiels, on s’interroge sur la pérennité des flics corsés, gros bras charismatiques et flingueurs virils. Ces stéréotypes, faut-il les préserver ou les abattre ? En guise de réponse, nos cinéastes délivrent trois fables existentielles faites de longues routes que l’on traverse, de cartes que l’on trace et de chemins interminables que l’on emprunte, avec gravité ou insouciance, vers un ailleurs inconnu. Ces humanités au destin irrésolu, nous acceptons de les suivre trois heures, preuve de l’empathie qu’elles suscitent. Au détour des avenues, on côtoie l’espoir et la rédemption, les regrets et la fatalité. Le cinéma que nous vénérons n’a jamais été aussi humaniste, puisqu’humain : tel l’homme, il prend conscience de sa finitude, entre nostalgie rêveuse et amertume.
Des adieux aux rois, donc ? Pas totalement. Au dénouement de son plan perdu d’avance, Ridgeman, le cowboy solitaire, se fait doubler par le petit jeune Henry Johns (Tory Kittles). Et c’est le manque de confiance qu’il lui accorde qui lui vaudra sa chute. Ce n’est pas la tête d’affiche qui remporte la mise et déguerpit sur son cheval, mais l’ombre discrète qui épousait ses pas. De même, Once upon a time... in Hollywood nous répète que ce qui importe, ce n’est pas la star, mais sa doublure. Ceux qui hier étaient tout juste bons à crever ont désormais droit à leurs actes de bravoure. C’est la victoire des seconds couteaux. Et c’est parce qu’elle est la spectatrice de sa vie (jusqu’à trouver refuge au sein d’une salle obscure), personnage secondaire de sa propre histoire, que Sharon Tate échappe à son funeste destin. Puisqu’ils tuent ou ressuscitent des icônes, ces films posent tous la question de « l’après ». Passé réinventé chez Tarantino, nouvelle génération chez Zahler, ce plan sur la comète prend chez Scorsese la forme d’un symbole conclusif : l’image d’une porte entrouverte. Derrière elle, le possible s’écrit.
On pourrait longtemps s’épancher sur le ton désenchanté de Traîné sur le bitume. Il nous rappelle le titre d’un scénario de Shane Black : The Long Kiss Goodnight. En français ? Au revoir, à jamais. C’est cette tirade que nous décoche S. Craig Zahler. Un adieu de last action hero, prononcé entre deux gorgées de double whisky et des crachats de sang. Un grand cinéaste est né. Et pour ce faire, il fallait qu’une légende s’éteigne. C’est cela qu’exprime le regard triste de Mel Gibson. La complexité d’un art qui ne cesse de puiser dans son propre passé, entre fantasmes renouvelés, pulsions de mort et résurrections constantes. Les chefs-d'œuvre de 2019 se sont obstinés à faire revivre les cowboys et gangsters du vieux monde pour mieux les voir expirer ou partir au lointain. On repense à cette réplique que Roger Murtaugh (Danny Glover) décoche à Martin Riggs (Mel Gibson) dans L’Arme fatale : « T’as déjà rencontré des gens que tu n’as pas tué ? » En 2019, nous n’avons croisé que des cadavres ambulants. Mais les propositions de cinéma qu’ils trimballaient, elles, étaient gorgées de vie. Happy end.
Par Clément Arbrun, article issu du Rockyrama 26, 2019.