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Marriage Story : chronique d'un amour fini

Porté par un couple star désarmant et par autant de seconds rôles géniaux, Marriage Story est le film doux-amer, absolument drôle et terriblement mélancolique dont nous avions besoin pour en finir avec la décennie.
Marriage Story : chronique d'un amour fini

Après un détour à la Mostra de Venise, le dernier film de Noah Baumbach sortait sur Netflix en décembre 2019. Lancé à pleine vitesse dans la course aux Golden Globes avec pas moins de six nominations, mais avec une unique récompense à la clef, Marriage Story s’établissait pourtant comme l’un des candidats favoris. Porté par un couple star désarmant et par autant de seconds rôles géniaux, Marriage Story est le film doux-amer, absolument drôle et terriblement mélancolique dont nous avions besoin pour en finir avec la décennie.


Par Camille Mathieu, 2019.

Alors qu’Hollywood nous abreuve de comédies romantiques, ils sont certainement moins nombreux ceux à s’être penchés sur le pendant déçu de ces « boy meets girl », sur ces comédies du désamour, de la clôture. Pourtant, dans le sillage de ce genre pas si neuf, on trouvera forcément quelques classiques. Dans La Guerre des Rose, le divorce tourne au pugilat domestique, libérant les rancœurs les plus lointaines ; dans Annie Hall, la rupture est un détour introspectif et nécessaire pour comprendre ce qui a si formidablement foiré dans votre relation ; dans Kramer contre Kramer, sur une note plus dramatique, la séparation est une machine juridique aveugle et fertile en dommages collatéraux. Et c’est un peu de tout ça que l’on retrouve dans le film de Noah Baumbach, qui signe ici sa plus évidente réussite. Marriage Story, loin de verser dans le tragique ou dans la satire, oscille sans arrêt de l’un à l’autre, redorant quelque peu le blason de la comédie dramatique et se plaçant encore et toujours, la chose a déjà été trop dite, dans les pas de Woody Allen. Pourtant Baumbach balaie ici les réticences de ceux qui ne voyaient en lui qu’un fils spirituel à Woody Allen, avec son amour manifeste pour New York, pour les névroses, les couples dysfonctionnels et les dialogues acérés.


Presque quinze ans après Les Berkman se séparent (The Squid and the Whale), Baumbach renoue donc avec le divorce et ses inévitables revers : les Berkman étaient un couple d’écrivains new-yorkais aux succès inégaux, rongés par l’amertume et l’infidélité, se disputant férocement les faveurs de leurs enfants. Cette fois, Baumbach dépose les armes et c’est sans désir de représailles qu’il s’attaque encore au thème épineux de la séparation, préférant ici la mélancolie à la rancœur, le rire ému au rire mesquin, et l’empathie sincère à la dérision. Non sans évoquer Ingmar Bergman, qui chroniquait en six chapitres de Scènes de la vie conjugale (de son titre anglais Scenes from a Marriage) la difficulté du « vivre ensemble et s‘aimer toujours » de Marianne et Johan, Noah Baumbach fait ici la chronique mélancolique et attendrie de la déliaison entre Nicole et Charlie. 

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Nicole est une actrice dont la carrière se fait déjà lointaine ; Charlie est un metteur en scène de théâtre prometteur. Elle souhaite retourner à Los Angeles et retrouver la lumière des projecteurs ; il est un indécrottable New-Yorkais sur le point de conquérir Broadway. Quand, de concessions en petites infidélités, leurs chemins se séparent, tous deux souhaitent négocier une rupture en douceur pour épargner leur fils. Mais la chose est-elle seulement possible ? Le divorce poussera Nicole et Charlie dans leurs retranchements, les projetant malgré eux dans une guerre juridique et jouant le jeu d’avocats qui les exhortent à présenter leur conjoint comme un parent indigne. Pour dépeindre les bassesses, les méchantes petites stratégies, les cruautés administratives, Baumbach fait des merveilles. Sur ce point, il ne craint jamais de pousser jusqu’à l’absurde certaines scènes, comme la remise des papiers du divorce – grotesque petit cérémonial assuré sans la moindre conviction par la belle-sœur (« you’ve been served ! »). Tout le sel de ces scènes tient ici au génie des seconds rôles. En arrière-plan, le réalisateur croque une galerie de personnages peu ordinaires : Alan Alda joue l’avocat émoussé dont les batailles sont toujours perdues d’avance, Ray Liotta campe un avocat autrement plus agressif, Laura Dern, en avocate manipulatrice, finit par forcer notre sympathie avec un génial monologue préparant sa cliente à être jugée, en tant que mère, bien plus sévèrement que son époux. Laura Dern remportera d’ailleurs aux Golden Globes la seule récompense accordée à Marriage Story, sauvant de justesse le film de la douche froide réservée à Netflix.


Marriage Story, c’est donc l’histoire d’un divorce en miroir, d’une impossible symétrie entre deux êtres, deux carrières, deux villes, deux soirées d’Halloween, deux listes… Pas une once d’ironie dans ce titre pourtant, puisqu’il nous met en réalité sur la bonne piste, car le film s’applique sans cesse à débusquer la romance qui se cache derrière la séparation, l’histoire de mariage planquée derrière l’histoire de divorce. « J'ai pensé qu'en racontant cette histoire à travers le récit du divorce, je pourrais en quelque sorte enquêter sur le mariage et raconter une histoire d'amour », déclarait le cinéaste. Car c’est bien avec deux listes en forme de « lettres d’amour » que commence Marriage Story. Chacun y consigne ce qu’il aime à propos de son ancien partenaire, se remémorant les raisons de leur affection première. Marriage Story est un ruban que l’on déroule, un collage fait de morceaux et de scènes de la vie après l’amour. Elle n’est pas si lointaine, l’ombre du Fragment du discours amoureux de Barthes qui étudie le discours de l’amour par entrées, à la façon d’un dictionnaire (l’absence, l’affirmation, la dépendance, l’identification, le souvenir…).

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Dans cette histoire de mariage que l’on trouve à son crépuscule, le dictionnaire amoureux commencerait donc avec « l’insupportable » (« Une accumulation des souffrances amoureuses explose dans ce cri : ça ne peut pas continuer »). L’insupportable, c’est Nicole qui confie à son avocate son sentiment d’avoir disparu au profit de son couple (« I just got smaller »), et son désir urgent de s’en extraire. Ensuite, il y a le poids des « contingences » du divorce (« Menus événements, incidents, mesquineries, futilités, plis de l'existence amoureuse »), la lente mise à mort du mariage par autant de petites épreuves. Vient alors la « catastrophe » (« Crise violente au cours de laquelle le sujet, éprouvant la situation amoureuse comme une impasse définitive […] se voit voué à une destruction totale de lui-même. »). La catastrophe ici, c’est la scène de ménage, la dispute, celle qui couvait depuis trop longtemps, celle qui menaçait comme un ciel d’orage et occupait onze pages de scénarios. Chez Baumbach, la querelle est magistrale, millimétrée, et, comme toutes les bonnes disputes, part d’un rien pour finalement aller trop loin, laissant ses sujets hébétés, tristes, assourdis par leur propre méchanceté. 


Parmi ces instants figés – moments de grâce ou véritables clés du film –, culmine une scène musicale. Dans le décor tamisé d’un piano-bar où il traîne sa misère, Charlie entend quelques notes d’un air familier. Il s’empare du micro et interprète au pied levé la chanson « Being Alive » de Stephen Sondheim, compositeur et parolier adoubé à Broadway. Et si Sondheim s’est vu tout spécialement salué au cinéma en 2019, c’est bien Marriage Story qui lui rendra le plus bel hommage (par deux fois, puisque Johansson entonne un peu plus tôt « You Could Drive a Person Crazy »). Ils sont nombreux à s’être frottés à « Being Alive », Barbra Streisand y compris, et pourtant, ce que l’interprétation de Driver perd en technique, elle le gagne cent fois en sincérité. « Je me disais, je dois trouver un moyen de faire chanter cette chanson à Adam. », explique le cinéaste. « Je voulais que la chanson ait la même fonction que les chansons dans les comédies musicales : le personnage arrive ailleurs à la fin de la chanson.» 

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Dans Company, « Being Alive » est interprétée par un éternel célibataire se défendant de l’idée même du couple, et qui, à la fin de la chanson, l’appelle de tous ses vœux. C’est une même prise de conscience qui frappe Charlie au beau milieu de sa chanson. Penché sur son micro, il chante d’abord l’encombrement que lui inspire le mariage, cet empêcheur de tourner en rond, amusant volontiers la galerie en interprétant tous les personnages à la fois. Alors qu’il voulait se rasseoir, il se ravise et, troublé, paraît mesurer le sens véritable de sa chanson. Comme pour figurer cette introspection, ce déplacement d’intention, le plan se resserre désormais doucement autour du visage de Driver. À propos de cette révélation, cet « ailleurs » où parvient le personnage et dont parlait Baumbach, Adam Driver confiait à la Screen Actors Guild : « Ce n'est que lorsque ce moment spontané se produit qu'il commence réellement à comprendre, non pas que l'amour est parti, mais que c'est une transition vers autre chose. » Metteur en scène dans l'âme, ce n'est que sur scène que Charlie pourra réellement affronter son divorce, son bonheur révolu, mais surtout son désir d’être à nouveau bousculé, domestiqué et conquis, embrassant un peu de toutes les contradictions dont est faite la vie conjugale.


Baumbach se sera appliqué, une grande partie de sa carrière, à raconter des histoires de mariages ; des mariages troublés, éreintés, des mariages en fin de vie dont il faut abréger les souffrances. Jamais il ne l’aura fait de manière si aboutie, si sobre et délicate qu’avec Marriage Story. 


Pris dans un flot de sentiments contraires, le cinéaste nous promène sans cesse d’un personnage à l’autre, du rire aux larmes, de scènes hautes en couleur en moments d’intimité feutrés. Le rythme est finalement à l’image de la merveilleuse bande originale de Randy Newman et son orchestre de chambre, tantôt enlevé, tantôt indolent, plein d’allées et venues, de moments de flottements, à la fois léger et intense.


Marriage Story décline ainsi, en deux portraits apposés, parallèles, toutes les questions qui pèsent sur le divorce. À qui la faute ? Est-ce que je peux encore parler à ta mère ? Qui sommes-nous, l’un pour l’autre, quand le lien est rompu ? Que fait-on quand on ne s’aime plus ? À celle-ci, Baumbach répondrait peut-être, à travers la découverte émue de la « liste » que Nicole n’a jamais osé lire : quand on ne s’aime plus, on s’aime encore un peu. Reste alors un constat triste et libérateur : « nous ne vieillirons pas ensemble. » Reste aussi le souvenir, le portrait sensible, en champ-contrechamp, de deux êtres que tout lie et que tout sépare.


Par Camille Mathieu, 2019.