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Modern Romance : comédie de remariage

Pièce majeure de l’œuvre mineure d’Albert Brooks, Modern Romance est une comédie verbeuse, névrosée et un brin sous-estimée, à l’image de son metteur en scène.
Modern Romance : comédie de remariage

Mary aime Robert qui ne sait plus s’il aime Mary. Voilà le point de départ d’une romance qui n’en est pas une. À moins que. Pièce majeure de l’œuvre mineure d’Albert Brooks, Modern Romance est une comédie verbeuse, névrosée et un brin sous-estimée, à l’image de son metteur en scène.


Article par Camille Mathieu.

« Il faut qu’on parle ». Tout commence avec ce doux préambule à l’échec amoureux que déclare gravement Robert (Albert Brooks) à Mary (Kathryn Harrold) depuis la banquette en simili d’un restaurant. « Encore ? » Mary se prête sans mauvaise grâce à l’exercice de la séparation. Exercice auquel le couple est évidemment rompu. Un scénario qui tient sur un coin de nappe, résumé avec brio par la tagline du film : « Robert était follement amoureux de Mary. Mary était follement amoureuse de Robert. Dans ces circonstances, ils ont fait la seule chose qu’ils pouvaient faire... ils ont rompu. » Aussitôt séparé et après une séance d’auto-médication douteuse, un rencard raté et une ronde nocturne devant la maison de son ex, Robert se rend à l’évidence : même s’il a comparé leur relation à la guerre du Vietnam, il ne peut pas vivre sans Mary. 


Moins célèbre que ses homonymes - Mel ou son ami et collaborateur James L. – Albert Brooks, de son vrai nom Albert Einstein (ça ne s’invente pas), fait ses armes en écumant les scènes de stand-up et devient vite l’un des visages les plus en vue de la grande fabrique à comiques qu’est le Saturday Night Live. Son talent d’improvisation lui vaut un rôle dans Taxi Driver (1976) et lance sa carrière de comédien. Trois ans plus tard, il passe derrière - mais aussi devant - la caméra avec Real Life (1979) qui n’obtient pas le succès escompté. Ce qui ne l’empêche pas de remettre le couvert avec Modern Romance, sorti incognito en 1981. En plus de se mettre en scène dans ses propres films, Brooks poursuit sa carrière avec un Oscar en 1988 pour son rôle de reporter transpirant dans Broadcast News de James L. Brooks. Plus récemment, on le retrouvera dans Drive, 40 ans : Mode d’emploi, ou A Most Violent Year. Mais le parcours d’Albert Brooks brille aussi par ses virages manqués. Au fil des ans, son instinct le pousse à refuser le rôle-titre dans Big (finalement confié à Tom Hanks), Quand Harry rencontre Sally (tenu par Billy Cristal), Pretty Woman (qui change radicalement de cap avec Richard Gere), Harry dans tous ses états (Woody Allen se débrouille très bien tout seul) ou encore Boogie Nights (Burt Reynolds). « Il y a eu un moment où j’étais probablement trop précautionneux au sujet de ma carrière », admet Brooks. Probablement.

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Celui que la presse aime à appeler un « West Coast Woody Allen » s’en rapproche sans doute par son sens du verbe et ses angoisses existentielles, tout en se montrant bien moins prolifique que son aîné : seulement sept réalisations, le plus souvent boudées par le public. Avec Modern Romance - coécrit avec sa collaboratrice Monica Johnson -, Albert Brooks se met en scène dans la peau d’un monteur de films qu’une indécision chronique pousse à quitter encore et encore sa petite amie, pour mieux la rendre dingue en essayant de la récupérer ensuite. Un rôle sur mesure pour le comédien qui cultive avec aplomb le dégoût de soi, le manque d’empathie et l’insécurité étouffante. Loin des attachantes névroses des héros alleniens, Brooks ne compense pas. Son alter ego est un connard et ne trouve grâce à nos yeux que parce qu’il semble déterminé à ruiner méthodiquement toutes ses chances d’être heureux. 


Mais cette prédisposition de notre héros à tout foutre en l’air n’est pas du goût de la production. Si la Columbia est d’abord ravie du film, la projection-test renverse vite la vapeur. Les résultats sont désastreux et les studios déchantent. Frank Price, grand ponte de Columbia, convoque Brooks dans ses bureaux californiens : « il a une Porsche et une jolie fille, c’est quoi son problème ? » Les studios réclament au réalisateur une scène de psy qui viendrait expliquer clairement au public ce qui ne tourne pas rond chez Bob. Brooks refuse, en partie parce qu’il n’en a pas la plus petite idée. Le 13 mars 1981, le film sort en salles sans grand soutien de la part des studios et échoue au box-office. Désemparé, le cinéaste se cloître chez lui jusqu’au jour où le téléphone sonne. Au bout du fil se trouve Stanley Kubrick. « Il m’a sauvé la vie, confie Brooks à Esquire en 2007. J’étais tellement déprimé, je ne savais pas ce qui se passait, et il a dit : "C’est un film génial, le film que j’ai toujours voulu faire sur la jalousie" ». Si la reconnaissance du monstre sacré qu’est Kubrick n’empêche pas le film de trébucher commercialement, elle remet en tout cas le réalisateur d’aplomb.

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Kubrick marque un point. Modern Romance est un film qui explore les ravages de la jalousie et l’inconfort de soi-même. Et si Robert est ce monstre d’égoïsme, c’est autant par peur viscérale de la solitude - qu’il comble par d’incessants monologues - que par jalousie maladive - qu’il assouvit en épluchant les relevés téléphoniques de Mary. Modern Romance n’est pas tant une anti-romcom ou une comédie du désamour qu’une dissection dans les règles des mécanismes et des aléas du couple. Dans sa structure comme dans ses thèmes, le film s’apparente même à ce que Stanley Cavell appelait « la comédie de remariage ». 


Philosophe majeur et professeur d’esthétique à l’Université d’Harvard, Stanley Cavell se rend célèbre à travers ses travaux sur le septième art en faisant dialoguer un cinéma dit populaire avec les écrits des grands penseurs. New York Miami de Capra y rencontre la critique de la raison pure de Kant, tissant des liens toujours plus étroits entre philosophie et cinéma. « J’ai bien conscience de prêter le flanc au scandale en examinant des films hollywoodiens à la lumière de grands textes philosophiques » déclarait Cavell mais pour lui New York Miami a « quelque chose à nous apprendre sur notre recherche du bonheur ».


En 1981, dans son ouvrage précisément nommé À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage, Cavell identifie sept films - sept comédies des années trente-quarante signées Capra, Hawks, McCarey ou Cukor -, qu’il envisage par le prisme de ce remariage. La spécificité de ces comédies est qu’elles n’aspirent pas à unir les amoureux, mais à les réunir dans un « remariage » réel ou métaphorique. Alors que la comédie américaine classique nous berce de happy end où les amoureux échangent un baiser hollywoodien, la comédie de remariage - comme une suite à ces dénouements heureux -, prend au contraire le couple comme point de départ pour explorer les crises et les impasses de la relation. Les partenaires ne sont plus de jeunes premiers, mais des adultes qui font alors l’expérience de ce que Cavell nomme le « scepticisme », le doute. 


C’est cette incertitude qui tiraille Robert et justifie le flot de ses revirements : il ne sait pas si Mary est « faite pour lui ». Sa profession de monteur – il travaille alors sur une SF bon marché avec George Kennedy en vedette – en dit long sur sa relation. Bob passe le plus clair de son temps à retoucher une scène jusqu’à obtenir la version idéale, au travail comme en amour. « Cette partie est parfaite, n’est-ce pas ? Eh bien, on peut travailler sur tout le reste », déclare-t-il à Mary. Robert a regardé un peu trop de films et sa compagne le soupçonne même d’y puiser ses déclarations d’amour. Il s’insurge et pique aussitôt une réplique d’Easy Rider pour la reconquérir.

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Dans la comédie du remariage, le scepticisme laisse place à l’acceptation d’une dissymétrie dans le couple. L’autre est un autre que je ne saisis jamais tout à fait. Contrairement à la notion d’âme sœur exploitée par la culture populaire, il n’est ni mon alter ego ni l’extension de moi-même. Les personnages acceptent leurs différences et le scepticisme se dissipe face aux retrouvailles. Malheureusement, Modern Romance se montre légèrement moins optimiste. Aucune épiphanie en vue. Un panneau final nous annonce le mariage, le divorce et le remariage d’Albert et Mary, qu’on laisse comme on les avait trouvés : indécis. 


Alors que la comédie romantique est une poursuite du bonheur – un bonheur simpliste qui passe le plus souvent par une relation exclusive et stable – la romance moderne de Brooks est un film sur notre inaptitude à être heureux, sur notre capacité à nous saboter nous-mêmes, à reproduire les mêmes erreurs et à nous heurter sans cesse à un mur de névroses et de contradictions. Alors que la romcom nous enjoint au bonheur, Brooks affirme ici son droit inaliénable à être très, très malheureux. En cela son film résonne avec toujours autant d’actualité. Modern Romance est, à l’image de l’œuvre de Brooks, un petit miracle d’autodérision, d’introspection et de conscience de soi qui attend encore sa réhabilitation critique.