Inexorable : Entretien avec Fabrice Du Welz
Après le très personnel Adoration, Fabrice Du Welz tente une virée dans le genre du thriller domestique avec Inexorable.Après le très personnel Adoration, Fabrice Du Welz tente une virée dans le genre du thriller domestique avec Inexorable, un projet plus axé vers le public puisqu’il s’inscrit dans les codes du genre, tout en maintenant toutefois ce qui rend son cinéma aussi précieux et distinctif. Et comme c’est toujours un plaisir de retrouver le talentueux réalisateur de Calvaire et Alleluia, prenons quelques minutes pour en parler avec lui !
Entretien par Stéphane Moïssakis.
Stéphane Moïssakis : Pour commencer, d’où vient l’impulsion artistique pour un film comme Inexorable, qui s’inscrit dans un genre précis. Tu voulais renouveler ton cinéma après la trilogie des Ardennes ?
Fabrice Du Welz : Écoute, je ne sais pas trop. Pour moi, Adoration et Inexorable sont très liés dans leur fabrication et je trouve que les deux films se répondent très clairement. D’ailleurs, Inexorable a failli se tourner avant Adoration, sous une autre forme, avec une autre écriture. À la suite d’Adoration, j’ai repris le script et j’étais très déçu par l’écriture donc j’ai tout réécrit. J’ai voulu faire l’antithèse d’Adoration et je vois bien que les deux films ont une espèce de connexion thématique. Mais la différence ici, c'est que je voulais vraiment faire un film qui soit dans un genre très circonscrit, quitte à paraître un peu plus conventionnel. Je voulais vraiment faire cet exercice-là : une maison, avec une unité de temps, de lieu et d’action, quatre personnages pour créer de la tension. J’ai longtemps résisté à l’écriture dramaturgique et je me rends compte aujourd’hui que c'est fondamental. J'ai écrit et réécrit, pour obtenir une dramaturgie plus forte. Et je me rends compte que c'est une liberté, car plus le scénario est écrit, plus je peux me permettre de le transcender. Dans ce sens, Inexorable est plus cérébral que mes précédents films, qui fonctionnent à l’intuition.
S : Est-ce qu’on peut parler d’exercice de style pour toi ?
F : Oui, oui.
S : Quels sont les impératifs de cet exercice ?
F : Je suis un cinéaste cinéphile, et je convoque autant Robert Siodmak que Dario Argento, Alfred Hitchcock et Adrian Lyne. Mais je reprends tout cela à ma manière. Et en même temps, je ne fais pas un plan juste pour faire un plan. Quand je fais un trans-travelling, ça raconte vraiment quelque chose. C’est un moment charnière de la tension : Gloria pénètre enfin dans la maison en dominant la situation. J’utilise le langage, l’écriture cinématographique de manière beaucoup plus consciente, avec l’expérience de mon artisanat. Je commence aujourd’hui à avoir plus d'expérience, plus de facilités dans la construction et dans la visualisation de mes films, et je veux pouvoir les mettre au service du public. Je cherche encore et toujours le public. Le rejet d’Adoration a été un peu violent, ce que je peux comprendre. Mais ici, j’ai essayé de rester fidèle à moi-même et de me contraindre à un genre plus convenu, disons. Je fais office de metteur en scène avec mon regard, mon écriture et je pars à la recherche du cinéma populaire.
S : Mais en utilisant Benoît Poelvoorde à contre-emploi, dans un rôle sérieux, mais surtout un peu plus pervers que d’habitude. Est-ce que c’est une manière d’aller à contre-courant quand même ?
F : Je ne me pose pas la question en ces termes. Je connais Benoît depuis que j’ai quinze ans, bien avant qu’il ne fasse C’est arrivé près de chez vous. J’ai une admiration parfois teintée d’agacement comme cela peut arriver avec lui, mais pour moi il a la stature d’un Michel Simon, d’un Raimu. À mes yeux, c’est vraiment un acteur qui porte une tragédie en lui, et je ne le vois pas forcément comme un acteur de comédie. Déjà parce que je ne vois pas toutes ses comédies, pour commencer. J’en ai vu certaines, mais pas toutes. Ensuite, parce qu’il reste à mes yeux l’acteur de C’est arrivé près de chez vous. Benoît trimballe cette drôlerie, cette violence, cette tragédie en lui. J’espère continuer à travailler avec lui encore longtemps, dans des rôles encore plus étonnants. Mais ce n’est pas du tout opportuniste, le fait de le choisir pour un rôle comme ça. C’est juste qu’il a une palette incroyable, car c’est à la fois l’acteur le plus drôle et en même temps le plus ténébreux qui soit.
S : Comment est-ce qu’on dirige un acteur comme lui pour être certain que sa drôlerie, son aspect outrancier et ridicule ne va pas transparaître dans le cadre du thriller, justement ?
F :À partir du moment où mes acteurs sont choisis et sont sur le plateau, la directive – s’il y en a une – c’est « moins ». En tout cas, pour ces quatre acteurs, c’était ça : « faites moins ». Après, le souci que je rencontre parfois avec Benoît, c’est la technique. Comme je suis un réalisateur technique, sur les focales ou la profondeur de champ sur pellicule, ça le dépasse un peu. Enfin, il fait celui qui ne comprend pas, mais il comprend très bien, c’est juste que ça peut le gaver. Donc c’est parfois un peu problématique, mais autrement, c’est quelqu’un qui s’abandonne totalement. C’est une matière vivante, très vivante et je la modèle sur le plateau, au fil du tournage, parce que tu ne sais jamais comment ça va se passer avec lui, tant il peut être imprévisible. Mais c’est une grande joie de le mettre en scène, aujourd’hui. Il possède une énergie qui est très forte, qui peut provoquer des dysfonctionnements parfois et quand j’arrive au bout d’une scène avec Benoît, c’est comme si j’avais réussi à accoucher de moi-même. Le fait de pouvoir dompter cette part, ce qu’il est, pour l’amener où je veux qu’il aille, cela me permet de me dépasser dans mon propre travail.
S : Parlons d’Alba Gaia Bellugi, la formidable actrice qui interprète Gloria. Comment fais-tu pour révéler des actrices quasiment inconnues de cette trempe, à chaque nouveau film ?
F : C’est vraiment de l’intuition pure. Un jour en zappant, je tombe sur 3 x Manon, une série faite par Jean-Xavier de Lestrade avec cette jeune actrice, Alba. Tout de suite, elle me fait penser à Charlotte Gainsbourg, avec ce mélange de fébrilité, d’introspection et de rage contenue. Je me suis tout de suite dit que c’était elle, mais mes producteurs avaient quelqu’un d’autre en tête. On fait plusieurs essais, on met vraiment du temps à la choisir, mais à la fin, j’ai dit : « les gars, c’est elle, elle est incroyable ! » Tu n’es pas le premier à me faire une réflexion de la sorte et du coup je me suis interrogé, et je pense qu’à chaque fois que je découvre un comédien, je traque son animalité, cette espèce d’instinct qui le ferait sortir de sa réserve. Je ne cherche pas forcément un inconnu d’ailleurs, j’ai essuyé plein de refus d’acteurs connus, peut-être parce que mon cinéma n’est pas assez porteur, et je comprends parfaitement les logiques d’agents, ou autres. Benoît a refusé beaucoup de films avant d’accepter de faire Adoration et Inexorable d’ailleurs. Mais ce n’est pas ce qui conditionne mon approche. C’est vraiment une question d’intuition. Elle peut s’avérer fausse parfois, mais dans le cas de Thomas Gioria, de Fantine Harduin ou encore de Lola Dueñas, je vois à un moment donné, dès la rencontre, jusqu’où je pourrais aller avec eux. Et avec Alba, ça a été un véritable bonheur de travailler avec elle.
S : Encore une fois, le film est tourné en 16mm, avec une lumière naturelle. Comment est-ce que tu travailles cette approche de la mise en scène très organique ?
F : Je considère le story-board comme le premier brouillon visuel du film. Je travaille toujours avec mes camarades, les deux Manu : mon chef opérateur Manu Dacosse et mon directeur artistique Manu de Meulemeester. Et c’est mon premier assistant, Freddy Verhoeven, qui coordonne tout ça. Et au centre de la mise en scène, il y a la lumière. Je ne dis pas ça pour faire le malin, c’est juste que je travaille vraiment comme les anciens. Avec la lumière, tu poses la question de ce que tu montres et de ce que tu ne montres pas. Et ensuite, il y a le décor. Au départ, cette grande maison, j’étais persuadé que je ne pouvais pas me l’offrir. Je voulais patiner les murs, je voulais envahir l’espace et mon directeur artistique m’a dit qu’il allait trouver une solution, en travaillant justement avec la lumière. Aujourd’hui, on éclaire absolument tout dans les films. Il n’y a pas de contraintes, et moi j’en impose. Quand tu regardes certaines scènes de nuit dans un film comme Bird de Clint Eastwood, l’éclairage est fait avec les phares des voitures qui passent. Pour la scène de la voiture sous la pluie dans Inexorable, nous avons procédé de la même manière, en jouant avec les phares bleus et rouges pour trouver la colorimétrie des émotions du moment. Et j’interdis à Manu Dacosse de rajouter des éclairages. Il faut trouver des solutions avec ce qu’on a sous la main.
S : Tu travailles sans filets, en somme ?
F : C’est-à-dire que j’ai ce souci qui m’est très spécifique, mais je déteste les fausses lumières. Pour moi, il faut toujours justifier la source. La lumière doit être intégrée au cadre, un peu comme la peinture flamande, Caravage ou Goya. Si on ne justifie pas la source, j’en deviens malade ! Je n’ai pas le plan de travail de Terrence Malick et ce n’est pas plus mal d’ailleurs, sinon j’y serais encore, mais on fait le plan de travail en fonction de l’exposition du soleil, et ce que tu veux raconter dans ta scène pour trouver une certaine forme d’épure.
S : Est-ce que tu aimerais aller vers le numérique ?
F :On me pousse à y aller, pour mon prochain film. Parce que c’est un plus gros budget, un film d’époque qui se déroule dans les années quatre-ving-dix et qui s’inspire de l’affaire Dutroux. Je ne sais pas, c’est en réflexion pour le moment. On va faire des essais avec Manu Dacosse, mais je dois avouer que la pellicule, c’est quasiment métaphysique pour moi, c’est de l’alchimie pure.
S : Tu penses que c’est faisable, en essayant de trouver une nouvelle forme avec le numérique ?
F : Quand je vois certains films récents, je me dis que c’est possible, mais je ne veux pas être malheureux. Je ne veux pas être malheureux sur un plateau, tu vois ? Après, j’aime jouer même si je perds beaucoup plus que je ne gagne. Mais avec le temps qui passe, je vois que mes films ne bougent pas. Ils ont une force visuelle, un ton, une vision. Je ne parle pas forcément de thématique, mais bien de tenue visuelle. Ils ne bougent pas de ce point de vue là, et c’est quand même une très grande satisfaction pour moi.
Entretien par Stéphane Moïssakis.
Inexorable de Fabrice Du Welz, actuellement en salles en France.