King, Kubrick et Shining : Le choc des titans
En 1980 sort Shining, un film-monstre, d’abord né de l’imagination d’un écrivain hors norme, Stephen King, avant d’être métamorphosé en une tout autre créature par un cinéaste souvent qualifié de génie : Stanley Kubrick.
En 1980 sort Shining, un film-monstre, d’abord né de l’imagination d’un écrivain hors norme, Stephen King, avant d’être métamorphosé en une tout autre créature par un cinéaste souvent qualifié de génie : Stanley Kubrick. Si ces deux créateurs se rejoignirent sur la qualité intrinsèque du livre, leurs visions du monde n’ont, elles, jamais pu s’accorder. Et ce film, brûlant à la manière de la glace, est devenu pour des décennies le symbole intense de leur antagonisme.
Par Delphine Valloire.
Un article à retrouver dans notre Rockyrama HS n°11 : Stephen King
La plaie est encore béante. Elle saigne chaque fois, qu’un journaliste pose la question, plus de quarante ans plus tard, à Stephen King, icône de la culture pop et grand maître de la littérature fantastique, lequel a pourtant vu, sans sourciller, ses œuvres adaptées presque une centaine de fois, si l’on compte les séries et les téléfilms. « Pourquoi détestez-vous Shining ? » Ses réponses restent aussi mordantes que symboliques : trop « froid », une « voiture sans moteur », un film qui « n’aime pas les gens » par un cinéaste qui « pense trop »… Tout cela relève d’une longue lutte et il faut sans doute, pour comprendre ce hiatus, remonter à la source, au tout début de la création du livre.
En 1974, alors qu’il vient de connaître ses deux premiers succès, Carrie et Salem's Lot, Stephen King, jeune écrivain prometteur, se retrouve pourtant en perte d’inspiration. Il décide de partir loin de chez lui pour de courtes vacances avec sa femme, Tabitha, afin de remettre de l’huile dans le moteur et peut-être de travailler sur un projet qu’il avait enfoui dans un tiroir, Darkshine, sur un enfant télépathe. La légende dit qu’il pose le doigt au hasard sur une carte des États-Unis et tombe sur Boulder, dans le Colorado. Le 30 octobre, il arrive donc avec Tabitha à Estes Park, au gigantesque Stanley Hotel, construit en 1909... juste avant sa fermeture annuelle d’hiver. Voyant des nonnes quitter l’hôtel, il imagine alors que Dieu lui aussi abandonne le lieu. De longs corridors les mènent à leur chambre (217 et non 237). Ils dînent ensuite dans une salle déserte où toutes les chaises sont retournées sur les tables, avec le vague écho d’un orchestre en arrière-plan. Plus tard, Stephen King se rend seul au bar pour prendre un verre qui lui sera servi par un certain Grady.
Cette nuit-là, il fait un cauchemar : son fils d’à peine trois ans fuit un serpent en tuyau d’incendie dans les couloirs du Stanley. Au matin, comme il le répétera lors de nombreuses interviews, le squelette de son livre est déjà constitué. Mais à tout ce folklore qui semble l’attendre sous la forme d’un livre ou d’un destin qui se manifeste, s’ajoute, selon son propre aveu, une ombre plus malaisante, plus vicelarde : les échos de ses sérieux problèmes d’alcool et de ses accès de rage, réflexes d’écrivain taciturne face à ses deux jeunes enfants, une colère qui monte lorsqu’il a envie de silence et de concentration. « En tant que jeune père de deux enfants, j'étais horrifié par mes sentiments occasionnels de véritable affrontement avec eux. Tu ne t'arrêteras jamais ? Tu n'iras jamais au lit ? Et je me suis dit qu'il y avait probablement beaucoup de jeunes pères et de jeunes mères qui se sentent très en colère envers leurs enfants. [...] J'ai écrit ce livre pour essayer d’ôter cette toxicité de moi, mais aussi comme une confession. » Souvent, en interview, il raconte avoir trouvé son fils Joe, alors âgé de quatre ans, en train de gribouiller l’un de ses premiers manuscrits en 1976, et avoir eu des envies de meurtres.

Pourtant, loin de décrire ses états d’âme, l’écrivain ne quitte jamais la voie du surnaturel et déplace le Mal du personnage vers l’hôtel, inscrivant son livre dans la lignée de La Maison hantée de Shirley Jackson (1959) ou La chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe (1839), des récits dans lesquels une maison va prendre le pouvoir sur ses habitants pour les détruire. Dans le roman de King, le petit Danny possède le « shining », un don de double vue qui lui permet de voir les fantômes et les tragédies passées. Son don va exacerber le surnaturel de l’Hôtel Overlook où il réside seul avec son père, Jack Torrance, un écrivain alcoolique sujet aux crises de rage qui fait office de gardien de l’hôtel désert pendant l’hiver, et sa mère, Wendy. Jack, l’alter ego fictif de King, tombe sous l’emprise de l’hôtel, mais montre des signes de luttes. Il finit par se sacrifier pour protéger sa famille en faisant exploser le cœur maléfique de l’Overlook, situé dans la chaudière, pour les sauver.
Le roman est écrit entre 1976 et 1977 et son manuscrit atterrit sur le bureau de John Calley, un exécutif à la Warner qui a travaillé avec Stanley Kubrick sur Barry Lyndon (1975) et Orange Mécanique (1972). Avant même sa parution, Calley l’envoie au cinéaste qui peine à trouver un nouveau sujet de film après l’échec et le tournage épuisant de Barry Lyndon. Kubrick, qui avait été bluffé par Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski et par L’Exorciste de William Friedkin (1973) semble prêt à attaquer un nouveau genre : celui de l’horreur et du fantastique, ou plus précisément de la terreur. Pourquoi ce livre plutôt qu’un autre ? C’est un mystère que le cinéaste lui-même avait peine à définir, s’en tenant à la métaphore amoureuse : pourquoi être ému par une femme plutôt qu’une autre ? Personne ne le sait. Dans son entretien avec Michel Ciment à la sortie du film, Kubrick explique ce qui l’a attiré dans le roman : « Dans ce cas, ce fut l'histoire et non les phénomènes. Toutes les expériences, toutes les histoires qu'on a publiées sur les phénomènes parapsychologiques, extrasensoriels, etc. me fascinent comme ils fascinent tout le monde, mais il est bien certain que mon point de départ n'a pas été un désir de faire un film sur ce sujet. Ce que j'avais trouvé si ingénieux dans l'écriture du roman, c’est qu’à mesure que les événements surnaturels se produisent, le lecteur continue à supposer qu'il s'agit probablement de produits de l'imagination du personnage. [...] Le livre n'était pas une grande œuvre littéraire avec une écriture magnifique, des personnages très bien dessinés, mais j'ai eu l'impression que cela n'avait pas vraiment d'importance pour une histoire comme celle-là, où l'intrigue était l'élément primordial [...] Beaucoup d'éléments du livre ne pouvaient pas subsister dans le film. Stephen King a un peu trop essayé de trouver des motivations psychologiques bien claires à la descente de Jack dans la folie. »

Fin 1976, la Warner achète les droits du livre et fait même changer le titre à Stephen King avant sa parution, à la fin du mois de janvier 1977. Le titre initial, The Shine, provenait d’une chanson de John Lennon, Instant Karma! (1970) : « Well, we all shine on, like the moons and the stars and the sun. » (Eh bien, nous brillons tous, comme les lunes, et les étoiles et le soleil.) Mais Shine pouvait aussi être assimilé à des clichés offensants se rapportant au folklore afro-américain du début du XXe siècle. The Shine devient donc The Shining. En novembre 1976, le succès de Carrie au bal du diable, réalisé par Brian de Palma et adapté du premier roman de King, pèse aussi dans la balance. Stephen King, ravi d’être adapté par Stanley Kubrick dont il admire les films, donne fin janvier son accord pour que le roman puisse être modifié à volonté par les scénaristes. Dans une interview en 2012, Jan Harlan, le producteur de Shining parle au British Film Institute de l’importance de ce feu vert pour Kubrick : « Il avait besoin d'avoir le droit d'écrire ce qu'il voulait, et Stephen King a accepté qu'il puisse adapter l'histoire à sa guise. Stephen King était très heureux que Stanley Kubrick fasse un film à partir de son livre. Mais, bien sûr, Stanley le voulait plein d'ambiguïté. »
Le coup d’envoi est donné et Kubrick va travailler trois à quatre mois seul sur le film avant d’embaucher Diane Johnson, une spécialiste de la littérature gothique enseignant à l’université de Berkeley en Californie, qui n’a pourtant jamais écrit de scénario de sa vie. Son roman, The Shadow Knows, écrit en 1974, sur une jeune mère de famille qui se fait harceler et trouve sa porte d’entrée fracturée à la hache et barbouillée de sang et d’huile de moteur, avait retenu son attention. Premier camouflet d’une longue lignée, Kubrick refuse le scénario tiré très littéralement du roman que Stephen King lui propose. Kubrick et Johnson vont travailler à rendre l’histoire plus ambiguë, plus psychanalytique, avec des références marquées aux contes de fées : le Petit Poucet avec le labyrinthe, le loup et les trois petits cochons lorsque Torrance défonce la porte à la hache, ou encore Barbe bleue avec la chambre interdite n°237. Chaque élément du scénario est passé au peigne fin pour éviter les clichés, prendre à rebours les évidences.

À ce moment de la conception de ses films, Kubrick aime à discuter des heures avec les personnes de son choix – et donc parfois avec les auteurs qu’il adapte – au téléphone. Cela avait déjà irrité l’écrivain Anthony Burgess durant la préparation d’Orange mécanique. La même chose se produit avec Stephen King qui reçoit notamment un coup de fil matinal dont il a livré plusieurs versions au fil des années et dont le contenu a été démenti par Kubrick. L’une des versions les plus distrayantes du fameux coup de fil est offerte par Stephen King au magazine American Film en 1986 : « J'étais tellement flatté que Kubrick adapte l’un de mes livres. La première fois qu'il m'a appelé, il était sept heures et demie du matin. J'étais dans la salle de bains en sous-vêtements en train de me raser, et ma femme est entrée avec les yeux exorbités. J'ai pensé qu'un des enfants devait être en train de s'étouffer dans la cuisine ou quelque chose comme ça. Elle a dit : “Stanley Kubrick est au téléphone !” J'étais juste abasourdi, je n'ai même pas enlevé la mousse à raser de mon visage. La première chose qu'il a dite a été : “L'idée même d'un fantôme est toujours positive, n'est-ce pas ?” Et j'ai dit, avec la gueule de bois et un œil presque ouvert : “Je ne comprends pas ce que vous voulez dire”. Il a répondu : “Eh bien, le concept de fantôme présuppose une vie après la mort. C'est un concept optimiste, n'est-ce pas ?” Et cela semblait si plausible que pendant un moment, j'ai hésité et je n'ai rien dit, puis j'ai répondu : “Mais qu'en est-il de l'enfer ?” Il y a eu une longue pause de son côté, puis avec voix très raide, il a répondu : “Mais je ne crois pas à l'enfer.” Il ne croit pas non plus aux fantômes, il a juste trouvé tout le concept très optimiste, ce qui m'amène à sa version de la fin heureuse pour Jack Torrance – cette boucle fermée où il est toujours le gardien. Il ne semblait pas vouloir s'engager sur le concept du fantôme en tant qu'âme damnée. »
À ce stade, déjà, Kubrick et King ne sont pas d’accord sur grand-chose. Pour le casting, Stephen King avait imaginé dans le rôle de Jack un Américain moyen idéalisé comme Jon Voight, avec des faiblesses (son alcoolisme, ses failles en tant qu’écrivain), mais du courage et de l’amour pour sa famille. Au lieu de cela, Kubrick engage Jack Nicholson, extraordinaire acteur dont il utilise très vite un jeu tourné vers l’égoïsme, puis l’extrême folie et le côté diabolique. Jack arrive à l’hôtel déjà excédé, prêt au pire ; c’est un écrivain raté (on ne voit que très peu son alcoolisme) qui ressent du mépris pour sa femme. L’hôtel ne fait que révéler son visage caché, plein de haine meurtrière. Le Mal ne vient plus de l’extérieur (l’alcool, l’hôtel, les fantômes), mais de l’intérieur : il est inhérent à la nature humaine. Une vision extrêmement pessimiste que Kubrick – qui réfléchit souvent à l’Holocauste et va tenter de faire un film, The Aryan Papers, autour de ce sujet dès 1976 – a développée dans tous ces films. Stephen King, ayant mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Jack Torrance, se sent peut-être attaqué au plus profond de lui par ce postulat. Pour Wendy, c’est à peu près le même schéma : King l’imaginait blonde, simple et courageuse, à la manière d’une Jessica Lange, là où Kubrick souhaitait une actrice étrange, donnant une image de fragilité et un peu irritante, de manière que l’on puisse comprendre, au début, l’agacement de Jack, d’où le choix de Shelley Duvall. L’écrivain ne cautionne pas non plus cette version de Wendy qu’il qualifie de misogyne et dont il a copieusement détaillé, au fil des années, les défauts (« stupide » et « hurlante »).

Les modifications du roman de King se multiplient : l’hôtel est construit sur un cimetière indien, la chaudière maléfique ne constitue plus le noyau diabolique de l’hôtel, Hallorann meurt en voulant sauver Danny et sa mère, Danny possède un alter ego à la voix grave, une femme nue et pourrissante attire Jack dans la chambre 237, et enfin, un labyrinthe remplace des animaux sculptés en buis à l’extérieur de la bâtisse. Ce labyrinthe, central dans le film comme dans sa construction, n’apparait pas du tout dans le livre. Il sera le théâtre de la scène finale : Jack essayant de tuer son fils s’y égare et finit congelé dans son dédale.
Dans le livre, c’est le feu plutôt que la glace qui clôt l’intrigue, comme le souligne Stephen King dans The Paris Review à l’automne 2006. « La différence fondamentale qui vous dit tout ce que vous devez savoir est la fin. Vers la fin du roman, Jack Torrance dit à son fils qu'il l'aime, puis il explose avec l'hôtel. C’est un climax plein de passion. Dans le film de Kubrick, il meurt de froid. » Ce discours de chaud-froid dans lequel King se donne le rôle de l’humaniste sentimental est souvent repris par l’écrivain dans ses interviews, lui qui voit son œuvre dissoute, scène après scène, dans la vision du cinéaste. Énième humiliation, quand King, sur sa demande, a pu négocier une journée de visite à la fin du tournage aux studios Elstree près de Londres, il a seulement pu admirer les plans filmés sur la machine à écrire de Torrance, sans les acteurs. L’assistant de Kubrick, Leon Vitali se souvient dans un entretien à The Independent que l’écrivain a très mal pris la chose : « Je sais qu'il s'est senti très en colère et probablement insulté pour de bonnes raisons. » Un tournage est aussi un bras de fer et King avait définitivement perdu la main.
Très brièvement, deux jours avant la sortie du film, après une projection privée, Stephen King parait avoir digéré tout cela, et il est noté dans un mémo interne des cadres de la Warner Bros qu’il a eu une réaction positive, considère le film fidèle au livre et n’en dira que du bien durant la promotion, tout en ayant affirmé qu’il ne s’agissait plus de son livre, mais bien du film de Kubrick. Mais cette bonne volonté s’est vite dissipée. Le 18 aout 1980, dans The David Letterman Show, Stephen King loue le travail « merveilleux » de Jack Nicholson puis lance : « Pour le film, j'ai des sentiments antagonistes. J’ai dû le voir quatre fois à cause d’engagements que j’avais çà et là et si beaucoup de séquences dans ce film sont parfaites, magnifiques, à d’autres moments, j'ai l'impression d'avoir donné une grenade dégoupillée à Stanley Kubrick et qu’il a héroïquement jeté son corps dessus. » Le rictus haineux à la fin de sa phrase laisse peu de place au doute. La guerre est déclarée.

C’est un festival de qualificatifs péjoratifs lancés durant plusieurs années : un « échec », une « déception », un film « sans cœur », « absurde », une histoire de « cannibales ». Son Shining est « défiguré ». Dans une interview-fleuve pour Playboy, en juin 1983, King démolit Shining et son réalisateur dans le même mouvement, en expliquant qu’un « sceptique » très rationnel comme Kubrick ne pouvait comprendre le Mal qui se dégageait de l’Overlook. « Ce qui ne va pas avec la version de Kubrick de Shining, c'est que c'est le film d'un homme qui pense trop et ressent trop peu ; et c'est pourquoi, malgré tous ses effets virtuoses, il ne vous prend jamais à la gorge sans vous lâcher comme devrait le faire la véritable horreur. » En juin 1986, toujours dans le magazine American Film, Stephen King fait sa comparaison la plus fameuse dont on admirera la proximité avec l’intrigue de Christine, sur une voiture décapotable tueuse, qu’il a écrite trois ans auparavant : « Shining est comme une grande et belle Cadillac sans moteur à l'intérieur. Vous pouvez vous asseoir dedans et profiter de l'odeur du revêtement en cuir, la seule chose que vous ne pouvez pas faire est de la conduire quelque part. Donc je ferais tout différemment. Le vrai problème est que Kubrick a décidé de réaliser un film d’horreur sans aucune compréhension du genre. Tout dans ce film crie cela du début à la fin, des décisions de l'intrigue à la scène finale. »

Kubrick n’a jamais vraiment répondu à ses attaques, mais il semblerait qu’après avoir humilié son adversaire sur quelques points sensibles, et avoir réalisé un film devenu, au fur et à mesure des décennies, un classique du genre, il ait aussi réalisé un dernier « échec et mat » assez extravagant. Frustré de n’avoir pas vu « son » Shining à l’écran, Stephen King décide de tourner sa propre version sous la forme d’une mini-série de trois épisodes assez ratée, en 1997, tournée à l’Hotel Stanley dans le décor qui avait inspiré son livre. Pour porter son propre roman à l’écran, King doit ironiquement racheter les droits d’adaptation à Kubrick qui en détenait alors la propriété avec le studio Warner. Kubrick aurait alors demandé à King de débourser 1,5 million de dollars et de signer un contrat l’obligeant à ne plus pouvoir critiquer le film de 1980, excepté des remarques sur l’interprétation de Torrance par Nicholson. Un magnifique coup de Jarnac, s’il en est. King aura tenu ses engagements deux ans mais, après la mort de Kubrick en 1999, il réitère ses attaques, toujours aussi amères. La durée étonnante de cette aversion pose des questions de fond sur l’écrivain. On pourrait imaginer que c’est seulement une histoire de vision et de goûts cinématographiques antagonistes, mais cette théorie se trouve invalidée notamment par une liste des films les plus effrayants qu’il a compilés en 1981 dans son essai Danse macabre (Anatomie de l’horreur en français). Parmi eux, on trouve bien sûr des incontournables : L’Exorciste de Friedkin (1973), Les Dents de la Mer de Spielberg (1975), Alien de Scott (1979), Chromosome 3 de Cronenberg (1979), Zombie : Le Crépuscule des morts-vivants de Romero (1978), mais aussi des films plus exigeants comme Delivrance de John Boorman (1972), Ne vous retournez pas de Roeg (1973), Eraserhead de David Lynch (1977), Pique-nique à Hanging Rock de Weir (1975), Repulsion de Polanski (1965) ou Le Septième sceau de Bergman (1957). Face à cette liste, la revendication de Stephen King d’appartenir à une classe moyenne et rurale, de décrire des gens normaux, d’écrire des romans populaires et d’aimer des films de « mauvais genre » très grand public – ce qui l’opposerait à un élitisme de classe ou d’éducation, à la sophistication et à « l’intellectualisme » de Stanley Kubrick – ne tient pas vraiment la route. A-t-il senti un mépris de la part du cinéaste, c'est peu probable. Une retenue, oui sans doute. « C’est un homme avec qui vous pouvez sortir et aller boire une ou deux bières sans envisager cependant d’y passer la nuit » a-t-il expliqué.
Stanley Kubrick a frappé dans une zone très sensible, peut-être celle des souvenirs de King, souvenirs peu flambants, voire sordides, de sa vie avant son premier livre, avant la célébrité, alors que le doute et la rage le minaient. Il évoque cette période, ces « cicatrices » dans un essai publié en 1982 dans une revue obscure, Whispers, et non republié depuis : « Ma femme et moi étions pauvres comme Job à ce moment-là. Nous avions deux enfants, je buvais trop et les choses étaient parfois tendues à la maison. Je me sentais comme un homme pris dans un Luna Park maléfique, se frayant un chemin avec un désespoir croissant, cherchant une issue. Je me retrouvais parfois empli d’émotions sordides et peu romantiques que je n’avais jamais soupçonnées, certaines dirigées vers ma femme, d’autres envers mes enfants – elles allaient de l’impatience à la colère en passant par la haine pure et simple. » Nous voilà en plein dans le personnage de Jack Torrance, les pulsions incluses. En 2013, comme pour boucler la boucle, Stephen King écrit une suite à Shining avec Doctor Sleep, où l’on retrouve Danny adulte, devenu infirmier et alcoolique, qui doit à nouveau affronter des créatures sanguinaires qui s’attaquent aux enfants dotés du shining. Il produit son adaptation au cinéma en 2019 avec Ewan McGregor dans le rôle-titre : un autre échec. Pourquoi ? King, avec un peu plus de lucidité et moins d’affect, met le doigt dessus dans Danse macabre. Il classe là Kubrick parmi « ces cinéastes dont les visions particulières sont si claires et féroces que la peur de l'échec ne devient jamais un facteur dans l'équation [...] Même lorsqu'un réalisateur comme Stanley Kubrick réalise un film aussi exaspérant, pervers et décevant que Shining, celui-ci conserve en quelque sorte un éclat indiscutable ; c'est simplement là ». C’est une évidence. Que ce soit au cinéma, sur grand écran avec Kubrick, ou avec un don, fut-il littéraire comme celui de King, il est impossible d’ignorer la lumière.