The Brutalist : entretien avec Brady Corbet
The Brutalist déconstruit le rêve américain en une symphonie épique, noire et sans concession. Discussion avec son réalisateur, Brady Corbet, encore pris dans le tourbillon vertigineux de la réception de son film…
Récompensé par un Lion d’argent à Venise et par trois Golden Globes (meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur acteur pour Adrien Brody) avant les Oscars, The Brutalist déconstruit le rêve américain en une symphonie épique, noire et sans concession. Discussion avec son réalisateur, Brady Corbet, encore pris dans le tourbillon vertigineux de la réception de son film…
Par Delphine Valloire.
Entretien à retrouver en intégralité dans le prochain Rockyrama, disponible en précommande sur Ulule.
Il a fallu l’intercepter vers minuit, au téléphone, dans le taxi qui l’emmenait à l’aéroport de Toronto. Pas un jour de libre depuis que son film a conquis le public et la critique du festival de Venise en septembre 2024, avant d’être raccroché au tableau de chasse prestigieux d’A24. « Monumental », « chef-d'œuvre absolu », cela faisait longtemps qu’on n’avait pas lu de telles critiques unanimes pendant une compétition. Pourtant, pas grand monde n’avait vu venir cet outsider. Hormis ceux qui avaient déjà rencontré ce cinéphile prodigieux lors de sa carrière d’acteur, enfant puis adolescent à Hollywood, puis vu chez Michael Haneke (Funny Games US), Lars Von Trier (Melancholia) ou chez Gregg Araki (Mysterious Skin). Car c’est bien à cette école-là que Brady Corbet appartient : les électrons libres, radicaux, ceux qui font saigner là où ça fait particulièrement mal. Il avait réalisé deux longs-métrages brillants, ambitieux et complexes : le premier sur un garçon tyrannique qui deviendra un dictateur dans L'Enfance d'un chef (avec une bande originale d’avant-garde composée par Scott Walker) et le second sur une diva de la pop rescapée d’une tuerie dans son école dans Vox Lux avec Natalie Portman et Jude Law.
D’une durée de plus de trois heures (avec entracte contractuel de 15 minutes), The Brutalist raconte l’arrivée de László Toth (Adrien Brody), un architecte hongrois, au début des années cinquante en Amérique, sans un sou, galérant pour survivre et pour créer. Il est embauché par Van Buren (Guy Pearce), un mécène sadique pour qui ce visionnaire va imaginer un institut grandiose… Mais pour toute création, il y a un prix à payer. Le tout est filmé avec le procédé VistaVision, utilisé depuis 1954 dans La Prisonnière du désert de Ford ou dans Sueurs froides et La Mort aux trousses d’Hitchcock, avant d’être oublié dans les années soixante, et qui donne une ampleur démente à l’architecture qui s’y déploie, aux montagnes qui écrasent, à la vie qui s’y débat ou aux visages qui s’aiment. Tout est filmé à l’os, signifiants brandis haut en bannière, ellipses sans excuses, flamboyance assumée. Le film ne prend pas de prisonnier et se refuse à suivre les pistes évidentes. Chacun y trouvera son chemin, son émotion propre, portée par les fulgurances de la musique composée par Daniel Blumberg. Dans une conférence, le réalisateur expliquait avec humour parler, dans ce film, de tous les sadiques avec qui il avait travaillé. La réalité, c’est qu’il a mis sept ans à faire ce film (covid inclus) écrit à quatre mains avec sa compagne, la réalisatrice Mona Fastvold, et qu’à travers les bourrasques de production et les castings divers et variés, il aura mené son bateau majestueux dans la tempête à bon port, et quel port : des salles blindées de cinéphiles où le film est projeté en 70 mm, émus aux larmes par cette relique démesurée, d’un cinéma qu’on pensait disparu.
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Delphine Valloire : Depuis sa première projection au Festival de Venise, on a beaucoup comparé The Brutalist au Parrain de Coppola ou à There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson alors qu’on sent une veine très européenne dans ce film, un côté Béla Tarr…
Brady Corbet : Pour moi, A24 a eu un certain culot de vouloir faire connaitre The Brutalist au grand public, car c'est un film radical. Mais même s’il dure presque 3h30, ce n’est pas tout à fait un film qui s’inscrit dans l’expérience de la longue durée comme Sátántangó (1994). C'est assez fou que le film ait un tel succès : il joue à guichets fermés en IMAX sur plusieurs semaines et toutes ses projections en 70 millimètres aussi. Je n'arrive même pas à faire entrer des gens aux projections ! Je suis vraiment curieux de voir comment il fonctionne auprès du grand public. J'ai toujours pensé que le film sortirait dans un ou deux cinémas aux USA ! [rires]
D.V. : Même si le film est subversif, il « coule » parfaitement, on ne regarde jamais sa montre. Avant ce film, vous aviez déjà réalisé deux films brillants et sans compromis, L'Enfance d'un chef et Vox Lux. Comment expliquez-vous que ce film-là connaisse enfin un tel succès ?
B.C. : Cette question me hante. Je pense honnêtement que cette différence tient en partie dans la performance pleine de chaleur d'Adrien dans le rôle de László Toth. Elle sert de véritable contrepoids au contenu et au ton du film. Par le passé, je n'ai jamais été préoccupé par l'écriture de personnages sympathiques. Il fallait seulement qu'ils soient convaincants, porteurs d’intensité, qu’on ne puisse pas s’en détacher les yeux. Là, il y a quelque chose de très frontal dans la performance de Brody. Il distille cette humanité et donne ce cœur au film, qui touche réellement les gens. Certaines personnes réagissent même avec beaucoup d’émotion aux dix premières minutes du film, ont des réactions vraiment cathartiques. La musique composée par Daniel Blumberg, qui envahit l’espace, a aussi sa part là-dedans.
D.V. : Il y a aussi ce sentiment d’orchestre avec les acteurs du film, ils jouent en harmonie, mais comme s’ils étaient tous des instruments différents, sur différentes tonalités…
B.C. : Je suis totalement d'accord. Je voulais un jeu dans la tradition des mélodrames des années cinquante. C'était réellement important. J'ai dit à Joe Alwyn de bien regarder Farley Granger dans La Corde d'Hitchcock, pour qu‘il joue Harry Lee Van Buren comme un dandy des années cinquante. D’ailleurs, en fermant les yeux et en écoutant Joe, on entend presque la voix de Joseph Cotten ; c'est sidérant. Pour ce qui est de Guy Pearce, je lui ai beaucoup parlé de James Mason, je voulais un antagoniste qui soit vraiment de cette époque, comme sorti d'un film de Nicholas Ray.
D.V. : Cet homme d’affaires richissime joué par Guy Pearce est un parfait salaud, vicieux à souhait… Toutefois, il a peut-être quand même un certain goût esthétique ou tout du moins une attirance pour la beauté…
B.C. : Van Buren est un collectionneur et Judy Becker, qui a conçu les incroyables décors du film, a placé dans sa maison des tableaux et des sculptures modernistes. Il est au moins curieux de ce mouvement. Je me suis vaguement inspiré du grand collectionneur Barnes qui a fait construire une fondation-musée à l'extérieur de Philadelphie. Face à la bibliothèque que lui a construite László Toth, Harrison Lee Van Buren a d’abord une réaction violente, car il n'est pas du tout préparé à cet espace « vide ». Il ne se rend pas compte que c'est une œuvre d'art, jusqu'à ce qu'on lui dise que c'est une œuvre d'art. C'est parce qu'il est célébré pour son bon goût dans cet article de magazine qu'il décide de recontacter l’architecte. Le casting du film a été bousculé au fil des années et beaucoup d'acteurs ont lu ce rôle et m'ont contacté. Certains ne comprenaient pas la ligne directrice de ce personnage. Ils me disaient : « C'est un salaud et ensuite dans chaque scène, il continue juste à être un salaud absolu. » Je n’étais pas d'accord. Van Buren vous dit qui il est dans les quatre premières minutes du film. C’est un type plein de rage, un bigot. Toutes ces choses sont très, très claires. Mais il parvient toujours à vous reconquérir. Guy a aussi énormément de charisme. Même quand il est très méchant, on ne peut pas s'empêcher d’y prendre un peu de plaisir. Et c'est comme ça que sont ces types. C'est ce que j'ai vécu avec beaucoup de mécènes et d’investisseurs.
D.V. : D’ailleurs, durant une conférence après le film, Adrien Brody a fait une blague disant qu’en fait László Toth, ce n’était pas lui, mais vous…
B.C. : Oui, absolument. Je veux dire à 100 % [rires]. Ce qui est assez drôle, c'est qu'on me demande souvent si c’est mon film le plus personnel. Lorsque je réalisais L'Enfance d'un chef, je me sentais très proche de Tom Sweet, le petit garçon du film. Et je me sentais très proche du sujet d'une certaine manière, parce que je comprenais vraiment ce gamin. Je comprenais son comportement et je m'y suis identifié parce que j'ai commencé à jouer sur scène très jeune. Vox Lux est aussi un film sur le fait de devenir une personnalité publique quand on est un adolescent. De fait, il y a beaucoup de nos expériences personnelles cachées à l'intérieur d’un film. L'architecture et le cinéma comporteraient beaucoup de chevauchements dans un diagramme de Venn. Il faut le même type d'infrastructure pour construire un bâtiment que pour tourner un film. Il faut une équipe de 200 à 250 personnes pour construire un grand bâtiment. Du temps et de l'argent aussi. C'est une forme d'expression artistique qui nécessite la collaboration de très nombreuses personnes. Vous ne pouvez pas construire un bâtiment dans votre chambre. Vous pouvez écrire une chanson et même l'enregistrer, vous pouvez peindre un tableau, mais vous ne pouvez construire un bâtiment ou faire un film qu'avec des ressources assez importantes. Je me suis souvent demandé pourquoi, en tant que cinéaste, je me sens le droit de prendre toutes les décisions finales, même si ce n'est pas moi qui paie pour cela. Pourquoi serais-je digne de départager les choses dans des négociations ? Simplement, je pense que le public veut la version du réalisateur. Personne ne veut la version d’un comité exécutif. Si vous prenez un roman, vous le lisez, pour entendre une voix unique. S’il y a trop de cuisiniers dans la cuisine, tout se dilue et s’annule. C'est vraiment le problème avec beaucoup de films aujourd'hui : des dizaines de personnes mettent leur grain de sel dans la décoration, les costumes, le casting… Et pourtant, aucun de ces dirigeants n'a jamais fait de film. Ils n'ont jamais écrit quelque chose qui a été publié, et ils n'ont jamais fait de film qui a été produit. C'est donc un peu étrange de devoir constamment négocier avec des gens qui n'ont vraiment pas l'expérience nécessaire pour peser dans un choix.
D.V. : Comme le second architecte, médiocre, qui vient corriger les plans de László Toth dans le film…
B.C. : Oui, absolument. C'est aussi un peu comme la relation entre un showrunner et un réalisateur [ndlr, Brady Corbet a réalisé trois épisodes de la mini-série, The Crowded Room, avec Tom Holland pour Apple en 2023]. J'ai très vite compris que ça ne marche pas. Ça se termine généralement sans que personne obtienne ce qu'il veut. Tout le monde finit par faire des compromis, c’est absurde.
D.V. : Sur ce film, avez-vous fait des compromis ?
B.C. : J'ai fait mille compromis pendant six années, avant même d'arriver sur le plateau : sur le calendrier, le casting, etc. Mais une fois que je commence à tourner, c'est mon moment, et là, je deviens vraiment très têtu. The Brutalist est donc un film « sans compromis », une exception, sans doute, pour un film américain aujourd’hui. Ne serait-ce que pour sa longueur…
D.V. : C’est le moment où l’on doit parler du procédé VistaVision… Magnifique, mais qui porte surtout en lui du sens. C’est une exception, je crois, et à part des scènes d’effets spéciaux chez Nolan, cela faisait très longtemps que personne n’avait filmé un film en entier avec ce procédé.
B.C. : Je m'attendais à ce que le format soit plus difficile à utiliser, mais il est en fait très fonctionnel, parce qu’on utilise du 35 millimètres ordinaire. Donc n'importe quel laboratoire au monde peut le traiter. VistaVision est en fait un format vraiment très cool, entre le 35 millimètres ordinaire et le 65 millimètres. Le prochain film, nous le faisons en 65 millimètres. Il n'y a qu'un laboratoire à Londres ou à Los Angeles qui peut le traiter. Impossible de tourner en Californie donc nous devons être assez près de Londres, à deux ou trois heures de vol maximum.
D.V. : C’est peut-être aussi l’une des raisons pour laquelle Stanley Kubrick aimait tourner près de Londres… D’ailleurs, le budget de The Brutalist est le même que celui de Barry Lyndon : onze millions de dollars (de 1975 néanmoins) ou plus récemment, c'est le même que celui de Parasite (11,8) et de Carol.
B.C. : Oui, Barry Lyndon, avec l’inflation, ça donnerait quelque chose comme trente millions, mais le film éblouit autant que s’il avait couté cent millions. Ça me surprend que Parasite ait coûté aussi peu. Même si tout se déroule dans cette maison, certaines séquences sont impressionnantes.
D.V. : Oui, mais en comparaison The Brutalist a l’air d’avoir couté une véritable fortune !
B.C. : En réalité, exactement tout ce qui a été créé a été filmé. Normalement, les concepteurs de décors imaginent des espaces où vous pouvez les filmer à 360°. C'était un luxe que nous n'avions pas. Nous devions vraiment faire en sorte que tout ce que vous voyez à l'écran soit précisément ce qui existait. Il n'y a rien à droite ou à gauche de ce qui est en dehors du cadre. Il fallait par exemple décider de faire le sol ou le plafond. Nous ne pouvions jamais nous permettre de faire les deux.
D.V. : Votre mise en scène est incroyablement précise, cela m’a fait penser à la méthode in-camera editing de Billy Wilder qui était connu pour avoir très peu de chutes inutilisées.
B.C. : Oui, c'est drôle, c’est exactement ça. Ce n’est pas exagéré de dire que nous avons utilisé tout ce que nous avons tourné dans le film. Et il y a même des plans que nous avons réutilisés. Mona [ndlr, Mona Fastvold, réalisatrice et compagne de Brady Corbet, a co-écrit le scénario avec lui] a dirigé une deuxième équipe de manière très intensive pendant des jours et des jours. Elle avançait très vite, elle a obtenu tout ce qu'elle pouvait. Nous aurions dû avoir deux fois plus de plans avec lesquels travailler pour le montage. Mais on a dû faire au plus serré.