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Memories : monument de l’animation japonaise en trois actes

Trois variations sur la science-fiction qui esquissent les craintes d’Otomo sur les dérives du progrès
Memories : monument de l’animation japonaise en trois actes

Pour accompagner la sortie au cinéma du film culte Memories, en salles dès le 24 août, retour sur ce chef-d'œuvre de l'animation japonaise supervisé par le papa d'Akira.


Auréolé du succès de son long-métrage d’animation, Akira (1988), et quatre ans après la réalisation de la comédie horrifique en live action, World Apartment Horror (1991), le mangaka et cinéaste Katsuhiro Otomo se lance dans la supervision d’un film omnibus, Memories (1995), produit par le Studio 4 °C et Madhouse. Ce film à sketchs est peut-être l’un des chefs-d’œuvre les moins cités de l’animation japonaise, pourtant, les prouesses techniques comme les différents thèmes abordés dans les trois moyens-métrages qui le composent en font un grand film de cinéma tout court. Trois variations sur la science-fiction qui esquissent les craintes d’Otomo sur les dérives du progrès : un space opera onirique (Magnetic Rose), une comédie catastrophe d'anti-super-héros (Stink Bomb), et une dystopie militaro-totalitaire pessimiste (Cannon Fodder). Trois contes macabres qui mettent en lumière, chacun à leur manière, avec un ton et une ambiance différente pour chaque épisode, des personnages employés à des tâches subalternes et victimes à tour de rôle d’événements qui les dépassent et qu’ils sont condamnés à subir.


Par Malik-Djamel Amazigh Houha

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Magnetic Rose

Magnetic Rose est la première partie de cette anthologie réalisée par Koji Morimoto, co-créateur du studio Studio 4 °C, et scénarisé par Satoshi Kon qui se charge également de la direction artistique. Kon adapte une histoire d’Otomo qui lui sert de terreau pour exorciser ses obsessions : la collision entre réalité subjective, objective, la fiction, le rêve et les questions métaphysiques qui émanent de ce maelström incandescent. Un groupe d’éboueurs de l’espace chargés de collecter des épaves répondent à un signal de détresse qui les amène dans un cimetière dans lequel gisent des cadavres de vaisseaux spatiaux. Une introduction qui n’est pas sans rappeler le premier opus de la saga Alien de Ridley Scott, mais après que les deux cosmonautes soient rentrés dans la station, le film prend radicalement un tout autre chemin. L’intérieur du vaisseau spatial est pareil à un palais entièrement dédié à la vie et à la gloire d’Eva Friedel, une ancienne cantatrice, star de son époque. Très vite, le vrai côtoie le faux, et les hologrammes donnent à cette demeure de ferrailles en ruine les allures d’une scène d’opéra où se joue une tragédie en plusieurs actes. Les deux ouvriers de l’espace sont plongés dans un jeu de faux-semblant et se perdent dans les méandres de la vie tourmentée de la chanteuse, manipulée par une intelligence artificielle qui gère les lieux et se joue de leur sens. L’ordinateur manipule les deux personnages en convoquant leur démon et leurs névroses dans une entreprise de séduction à grand renfort d’hallucinations et d’hologrammes.  


Il appartient aux spectateurs et spectatrices de déterminer ce qui se joue ici, dans la mesure du possible, l’interprétation est ouverte ; est-ce que les deux spationautes sont victimes de la folie d’une intelligence artificielle qui aurait atteint une forme d’humanité en prenant possession des souvenirs de la chanteuse ? Ou est-ce que c’est l’ordinateur qui est possédé par le fantôme d’Eva Friedel ? Cette dernière utilisant la technologie dont elle dispose pour manipuler les voyageurs qui viendraient s’égarer à proximité de son cercueil. Le film joue sur les deux tableaux, dans une étrange et heureuse collision entre nostalgie poétique et ambiance morbide, film d’épouvante gothico-futuriste et science-fiction kubrickienne – l’influence de 2001, L’odyssée de l’espace se fait d’ailleurs sentir. Le moyen-métrage permet aux deux artistes de puiser dans les goûts qu’ils ont en commun : les ruines, les palais qui s’effondrent, et surtout dans le cinéma du russe Tarkovski ; Morimoto dit avoir été influencé par Solaris et Nostalghia pour ce travail. Et Solaris est une référence que Kon et Morimoto ont en partage avec Otomo, ce dernier étant fasciné par cette idée que l’on puisse faire de la science-fiction autrement, au-delà d’une stricte représentation du futur.

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Stink Bomb

Pour ce deuxième épisode, scénarisé par Otomo et réalisé par Tensai Okamura, on passe à un sujet et une ambiance radicalement différente, plus légère pour beaucoup, parce que cette deuxième partie joue sur le registre de la comédie, pourtant il n’en ait rien, la légèreté est de façade et n’est qu’un prétexte. Ici, on suit la triste aventure rocambolesque de Nobuo Tanaka, employé d’un laboratoire pharmaceutique qui, atteint de ce qui semble un gros rhume qui ne passe pas, tente l’automédication avec un produit mis au point par sa société. Mais le jeune homme, un peu benêt, se trompe de gélule et se transforme en arme bactériologique d’un nouveau genre, son corps se met à dégager une odeur qui plonge dans le coma ou la mort celles et ceux qui la respirent, humains comme animaux, et fait fleurir les plantes en plein hiver, et ce, à des kilomètres à la ronde. « C’est comme si l’enfer s’était paré de fleurs », dit un journaliste dépêché sur place pour couvrir l’étrange événement. Il s’en suit une course-poursuite burlesque – à vélo, à moto, à pieds – avec les forces armées qui pourchassent la bombe humaine puante à grand renfort de tanks, d’hélicoptères et d’avions de chasse, causant le chaos et la destruction tout le long de cette traque acharnée. La panique est totale et télévisée, l’armée essaie à tout prix de détruire la cible sous une pluie de missiles qui détruisent tout sans distinction sous fond de free-jazz endiablé et rythmé.   


Le moyen-métrage fait évidemment référence à Akira, dans une sorte de miroir tragi-comique qui ressasse certaines thématiques de Katsuhiro Otomo ; le jeune homme est une arme malgré lui, résultat d’une rencontre fortuite avec une expérience financée par le Japon et les États-Unis dont le but est de créer une nouvelle arme bactériologique terrifiante. Ce second épisode est une symbiose parfaite entre un épisode de La Quatrième Dimension, Docteur Folamour de Kubrick et un comics américain dont le héros n’a pas connaissance de son pouvoir. Dans cette farce, l’antihéros génétiquement modifié, qui pourrait largement avoir sa place dans une version japonaise d’Un dîner de con de Jack Weber, est complètement dépassé par ce qui lui arrive, il ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe, et il n’est pas vraiment aidé par les autorités militaires jusqu’au-boutistes qui ne se soucient guère des dommages collatéraux, ce qui malheureusement accentue l’hécatombe, sa toxicité et donc sa puissance dévastatrice étant proportionnelle à l’augmentation de son niveau de stress et de contrariété, une sorte d’incroyable Hulk première période dont la force serait son odeur toxique.

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Cannon Fodder

Cannon Fodder vient clore cette anthologie, scénarisé et réalisé en numérique par Otomo – ce qui n’était pas encore une norme en 1995 – le moyen-métrage reprend le sous-texte antimilitariste du deuxième épisode en le poussant à son paroxysme, « alimenter le canon et combattre de toutes nos forces pour notre patrie, voilà ce que doit être jour après jour notre préoccupation », enseigne un professeur en ouverture de son cours à ses élèves, dont un enfant que l’on suit avec sa famille tout le long d’une journée, du lever au coucher, dans un faux plan-séquence animé d’une virtuosité technique ébouriffante. 


Otomo dépeint une société entièrement tournée vers la guerre ; son économie, son organisation sociale comme ses émissions télévisées de loisirs sont liées à un conflit dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants, mais ce qui compte ici, ce n’est pas tant la guerre que la description pessimiste d’une société totalitaire qui semble vivre de son existence. Le son du canon géant est accueilli avec des hourras par les ouvrières d’une usine à la chaîne dédiée à la construction d’obus. Tous les toits des maisons disposent d’armements à longue portée tournés vers l’ennemi et les enfants rêvent de bataille contre des belligérants inconnus. Quand le fils demande à son père contre qui ils se battent, ce dernier lui répond d’un air résigné qu’il est trop jeune pour comprendre. Mais le sait-il lui-même ? Sombre et étouffant, Cannon Fodder, qui emprunte à l’imaginaire européen de la Seconde Guerre mondiale et se démarque radicalement dans sa direction artistique des deux premiers segments, vient achever ce triptyque dont aucune fin n’est heureuse, mais qui nous laisse néanmoins cette belle impression d’avoir assisté à du grand cinéma dans lequel la musique et le son tiennent une place prépondérante.


Retrouvez Memories au cinéma dès le 24 août 2022.

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