Top Gun : Entretien avec Jack Epps Jr., co-scénariste du film
Parmi l’avalanche de critiques qui portent sur le film Top Gun, peu d’entre elles évoquent son scénario. Le travail des scénaristes Jim Cash et Jack Epps Jr. a pourtant eu une forte influence sur ce qu’est devenu le film.Tout est parti d’un article publié dans le magazine California en mai 1983, pour lequel le journaliste israélien Ehud Yonay s’est rendu à la Navy Fighter Weapons School, plus connue sous le nom de Top Gun. Il y raconte son temps passé avec les pilotes de chasse de l’école qui forme la crème de la crème de l’armée américaine, en s’épanchant sur tout ce qui compose leur quotidien – du « léger arôme de sueur, de cire à chaussures et de kérosène » qui règne dans la salle de briefing, aux instruments de bord d’un F-5 Freedom Fighter. À la lecture de cet article riche en détails et photographies grandioses, les producteurs Jerry Bruckheimer et Don Simpson ont choisi de s’en inspirer pour faire un film. La suite est bien connue : ce film s’appellera Top Gun, constituera le plus gros succès au box-office de l’année 1986 et permettra d’ériger Tom Cruise et Val Kilmer au rang de stars mondiales.
Parmi l’avalanche de critiques qui portent sur le film Top Gun, peu d’entre elles évoquent son scénario – la presse comme le public semble avoir plus volontiers retenu ses scènes débordant de testostérone, son côté excessivement patriote et sa bande originale devenue culte, où se côtoient Otis Redding, Berlin et Kenny Loggins. Le travail des scénaristes Jim Cash et Jack Epps Jr. a cependant eu une forte influence sur ce qu’est devenu Top Gun, qu’il s’agisse du casting ou de ses nombreuses punchlines. J’ai passé un coup de fil à Jack Epps Jr. afin qu’il revienne sur l’héritage tenace du film, entre deux commentaires sur sa dimension homoérotique.
Entretien par Julie Le Baron, 2018.
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Julie Le Baron : Tout d'abord, comment avez-vous été amené à travailler sur le script avec Jim Cash ?
Jack Epps Jr. :Par le passé, nous avions eu l'occasion de bosser avec Jeffrey Katzenberg, directeur de production chez Paramount, sur le film Dick Tracy. Il avait apprécié notre travail et nous a montré une dizaine de projets en cours de développement – l'un d'entre eux allait devenir Top Gun. Comme je possède une licence de pilote, j'ai été très vite séduit par l'idée d'un film impliquant des avions de chasse, d'autant plus que je rêvais de voler dans un avion de la Navy. Pour développer le scénario, on nous a demandé de nous inspirer de l’article publié dans le magazine California. Il n'y avait ni intrigue, ni personnage. On savait simplement que le film se déroulerait à cet endroit, là où les pilotes de chasse s'entraînent pour devenir les meilleurs de l'univers.
J.L.B : On sent effectivement l'influence de l'article sur le film : on y trouve toute l'adrénaline et le sens de la compétition qui semble régir le quotidien de ces pilotes.
J.E.J. : L'article était effectivement très intéressant, mais je me suis surtout inspiré des photographies qui l'illustrent. On y voit un pilote flanqué de ses deux ailiers, à des milliers de kilomètres d'altitude. En observant ces images, j'ai immédiatement trouvé mon objectif : capturer l'essence de cette photographie, l'excitation de ces guerriers modernes qui volent dans des machines incroyables. Malgré mon passé de pilote, je ne savais pas ce que ça faisait d'être dans un avion de chasse. Je suis donc allé à l'école pour suivre les sessions d'entraînement des pilotes, et pour étudier leur comportement. Voler dans un petit avion est une chose, mais ça n'a rien à voir avec le fait de prendre des virages à une vitesse phénoménale et de participer à des combats aériens. Malheureusement, le F-14 était classifié, mais j'ai eu l'occasion de voler dans un F-5. La disposition même de l'avion nous a inspiré – le fait qu'il puisse transporter un pilote et son navigateur a constitué la base de notre histoire : la relation qui lie Maverick et Goose.
Après mon premier vol, j'étais tellement épuisé physiquement que j'ai réalisé que le film prendrait une certaine tournure. Les pilotes passés par Top Gun sont les meilleurs athlètes au monde. Ils sont notamment contraints de porter des combinaisons anti-G ; sans cet équipement, ils s'évanouiraient en l’espace d’une seconde. Cette expérience a changé ma vision du film : Top Gun est devenu un film de sport.
J.L.B : Vous pouvez m'en dire plus sur le genre de personnes qui étudient à Top Gun ?
J.E.J. : Au total, j'ai interviewé une trentaine de pilotes et passé un mois à leurs côtés. Ce sont des types assez sauvages, très patriotes et de remarquables athlètes. Presque chaque scène du film est fondée sur une des nombreuses histoires qu'ils m’ont racontées. Une partie des pilotes, notamment les instructeurs, étaient des vétérans de la guerre du Viêt Nam. Durant cette période, les Américains souhaitaient que leurs pilotes soient des individus imprévisibles – il y avait une vraie culture de l'individualisme qui s'est forgée en opposition au modèle soviétique, bien plus contrôlé.
Ce qui m'a particulièrement surpris, c'est de voir à quel point ces hommes étaient soudés. On dirait un peu une fraternité composée de mecs qui feraient n’importe quoi les uns pour les autres. Ils parlaient très fréquemment des hommes qu'ils avaient perdus, et leur tristesse était palpable. C'est ce qui nous a donné envie de donner un côté dramatique au film, on voulait que le public ressente également la perte d'un pilote.
J.L.B : Ce que vous dites tranche radicalement avec la déclaration de R.A. Millington, un médecin de vol interviewé dans l'article de California. Selon lui, les pilotes de Top Gun sont tellement poussés à réussir qu'ils développent une forme de déni : quand un pilote meurt, son casier est immédiatement vidé et toute trace de sa présence dans la base supprimée.
J.E.J. : Il est vrai que les pilotes insistaient énormément sur l'importance de compartimenter leur vie. Ils sont obligés de connaître les dangers de leur situation. Lorsque Goose meurt dans le film, les pilotes s'emparent de ses possessions pour en faire don à sa femme, mais je ne vois pas ça comme du déni. Ils lui rendent hommage, tout en restant ancrés dans la réalité : il ne faut pas se laisser envahir par les sentiments quand on vole – si ces types pensent à quoi que ce soit d'autre, ils se mettent en danger.
J.L.B : En revenant sur l’une des répliques cultes du film – « I feel the need… the need for speed » –, vous avez déclaré que les pilotes s'exprimaient réellement ainsi, et que vous vous étiez contenté de noter certaines de leurs remarques pour être le plus crédible possible.
J.E.J. : Absolument, c'était une de nos premières décisions. À l'école, ils s'exprimaient tous dans un jargon particulier auquel je ne comprenais rien, il m'a fallu quelques jours pour comprendre tous ces acronymes et autres codes. On a choisi de ne rien expliquer au public, afin que chaque spectateur puisse évoluer dans le même monde qu'eux. Notre conseiller technique, Peter Pettigrew, était un tueur de MiG durant la guerre du Viêt Nam, et nous l’appelions dès qu’un doute se présentait. C'est en quelque sorte une figure de l'ombre du film, puisqu'il nous a fourni de nombreuses histoires et éléments de langage. Le personnage de Viper a été baptisé d'après lui – c'est le seul pilote dont nous ayons utilisé le vrai nom de code.
Les scènes de vol ont également été effectuées par les pilotes de Top Gun, qui ont chorégraphié chaque scène. À bien des égards, Top Gun est un documentaire – nous avons décrit qui étaient ces pilotes, comment ils s'exprimaient et comment ils vivaient de la manière la plus authentique possible ; tout en ajoutant une dimension dramatique. À la sortie du film, l'un des pilotes m'a confié : « Je peux enfin montrer ce que je fais à ma famille », ce qui est le plus beau compliment que je pouvais espérer recevoir. C'est à mes yeux ce qui fait la force du film, au même titre que l'incroyable réalisation et la direction photographique. C'est une fenêtre ouverte sur un monde que le public ne connaissait pas auparavant.
J.L.B : Il paraît que l'école Top Gun impose une amende de cinq dollars à quiconque cite une réplique du film. Vous savez si c'est vrai ?
J.E.J. : Oui, j'en ai entendu parler. Certains pilotes vont à cette école et ont une sorte d'épiphanie, type « Wow, je suis à l'école de Top Gun ! » et je comprends que ça devienne usant pour les instructeurs ; ils veulent simplement que leurs pilotes soient ancrés dans la réalité.
J.L.B : Vous avez obtenu le soutien du Pentagone pour faire le film, comment les avez-vous convaincus ?
J.E.J. : C'était une de mes premières préoccupations. Il fallait absolument qu'on tourne ce film à 8 000 mètres d’altitude – les effets spéciaux n'étaient pas aussi convaincants qu’aujourd'hui. On a donc rencontré des amiraux du Pentagone pour leur décrire notre vision du film et ils ont tout de suite accepté de s'impliquer. Avant même de rédiger une page du scénario, on avait leur accord. Et étonnamment, ils ne nous ont pas demandé de les dépeindre de manière positive, ou quoi que ce soit.
J.L.B : Apparemment, ils ont quand même eu quelques modifications à apporter au scénario.
J.E.J. : Au final, ils ont exigé trois changements : le titre du film, qui est passé de Top Guns à Top Gun, la cause de la mort de Goose (ils préféraient que sa mort soit provoquée par une turbulence plutôt qu'une collision, ce qui arrive plus fréquemment), et le pays contre lequel combat la Navy à la fin du film. À l'origine, nous voulions qu'ils se battent contre la Corée du Nord, mais le Pentagone cherchait à apaiser sa relation avec le pays et nous a demandé de ne pas les mentionner. C'est à peu près tout, et ça n'a eu aucun impact sur l'histoire.
J.L.B : Certains critiques se sont insurgés contre le côté patriote du film, qui a eu un impact très positif sur le recrutement militaire. J’ai notamment lu que la Paramount aurait proposé à la Navy d'inclure une publicité pro-armée dans le cadre de la sortie de Top Gun en VHS, mais que l'agence qui produisait leurs spots publicitaires avait jugé que le film en lui-même constituait déjà un parfait « outil de propagande ». Qu'en pensez-vous ?
J.E.J. : Je n'ai jamais entendu parler de cette offre de la Paramount à la Navy, et pour être franc, je n'y crois pas une seconde. Aucun studio ne rendrait ce type de services gratuitement. En revanche, Pepsi a versé plusieurs millions pour avoir une publicité inspirée du film avant la sortie de la VHS, ce qui a aussi fait couler pas mal d'encre. Mais pour ce qui est du reste, je pense qu'on touche plus à la théorie du complot – le genre d'apocryphes qui devient « réel » si l’on en parle un peu trop.
J.L.B : C'est vrai que le rôle de Maverick a été écrit expressément pour Tom Cruise ?
J.E.J. : Nous pensions à lui pendant la rédaction du scénario. Je suivais sa carrière depuis Taps, et je m'étais dit qu'il avait toutes les qualités requises pour incarner un jeune pilote américain. Quand j'ai donné le script à Jerry Bruckheimer, je lui ai demandé de le lire en visualisant Tom Cruise dans le rôle de Maverick. En tant qu'écrivain, on cherche constamment un conflit sur lequel écrire. Au cours de mes recherches, je voyais tous ces pilotes se soutenir les uns les autres, et je me demandais où j'allais bien pouvoir le trouver. Puis j'ai imaginé ce qu'il se passerait si un type ne s'entendait pas avec le reste de son escouade, et Maverick m’est venu à l’esprit. J'ai adoré la performance de Tom, qui a surpassé toutes nos attentes. Je pense d'ailleurs qu'il a en quelque sorte continué d'incarner Maverick tout au long de sa carrière.
J.L.B : Vous n'étiez pas souvent sur le tournage à cause de votre implication sur Legal Eagles, mais vous pouvez me parler de votre collaboration avec Tony Scott ?
J.E.J. : Tony Scott était un incroyable réalisateur. Il était excitant, créatif et vibrant, et amenait énormément d'énergie sur le plateau. Quand il a eu le script entre les mains, il a déclaré à Bruckheimer que ce film était « du rock'n'roll dans les airs », et je crois qu'il a bien saisi l'énergie et l'exaltation qu'il fallait y apporter. C'est très bien réalisé, la photographie est fabuleuse, le montage très bon, et le design sonore remarquable – j'étais déçu que le design sonore ne décroche pas d'Oscar, d’ailleurs. Mais l'excellent travail de ces gens a fini par perdurer.
J.E.J. : Puisqu'on en est à parler de l'héritage de Top Gun : vous pensez quoi d'Hot Shots! ?
J.E.J. : J'ai adoré ce film. Je vois la parodie et la satire comme une forme de compliment, j'étais mort de rire tout le long, et j'ai trouvé ça brillant. Top Gun a été parfaitement tourné en dérision. Il est aussi intéressant de noter que Bill Badalato, le producteur, a également travaillé sur Top Gun, et je trouve que ça se voit.
J.L.B : Les sous-entendus homoérotiques du film ont aussi été sujets à débat. Dans le film Sleep With Me, le personnage joué par Quentin Tarantino explique que Top Gun parle d'un homme qui peine à admettre son homosexualité. C'était voulu de votre part ?
J.E.J. : Cette scène m'a beaucoup amusé. Mais durant l'écriture et le tournage du film, nous n’avons pas cherché à faire de sous-entendus homoérotiques – en tout cas, pas à ma connaissance. Ce n'était pas intentionnel de ma part ou de celle de Jim, mais ça ne me dérange absolument pas que les gens en fassent cette interprétation. Si le film avait montré des femmes habillées de manière provocante, personne ne se serait posé de question et pourtant, tout le monde est choqué de voir des mecs à demi nus dans des vestiaires. Tony Scott avait envie de dépeindre la figure de l'homme musclé différemment, avec un certain style visuel. Il a dit s’être inspiré d'un livre de photographies de mode de Bruce Weber pour styliser le film. C'était sa décision de mettre en scène des types aux allures de mannequins. Et depuis la sortie du film, des gens sont venus me voir pour me dire que Top Gun les avait aidés à faire leur coming out. Je trouve ça bien que les gens le voient comme ça, même si ce n'était pas vraiment un effort conscient.
J.L.B : Récemment, il a été annoncé que la suite du film, Top Gun: Maverick, sortirait en 2019. Vous avez déclaré par le passé qu'une suite ne vous intéressait pas, car vous estimiez que cela ne serait sans doute pas aussi pertinent aujourd'hui.
J.E.J. : Je n'ai pas lu le script et je n'ai pas été impliqué dans la production. Mais pour ce qui est de la qualité du film, tout dépend de plusieurs facteurs : est-ce que le scénario est bon ? Est-ce que le film est engageant ? Est-ce qu'il apporte quelque chose de nouveau au premier film ? Si c'est bien fait, pourquoi pas. En tout cas, j'ai confiance en Jerry Bruckheimer, qui produira cette suite. Mais j'aurais préféré que Tony Scott soit encore vivant pour le réaliser. On verra bien.
J.L.B : Ces jours-ci, on voit beaucoup de suites ou de remakes de films cultes des années quatre-vingt, que ce soit Blade Runner ou Predator. Je me demande quel regard porte un scénariste de l’époque sur le monde du cinéma d’aujourd’hui.
J.E.J. : L'explosion de films de qualité qui a eu lieu dans les années quatre-vingt était fondée sur différentes choses. Des réalisateurs incroyables tels que James Cameron, Steven Spielberg ou Robert Zemeckis, inspirés par les films des années soixante et soixante-dix, avaient envie de s'impliquer dans le domaine du cinéma. La production coûtait aussi beaucoup moins cher. Top Gun a coûté à peu près 18 millions à produire ; aujourd'hui, on serait plus proche des 200 millions. Le coût de production est devenu tellement élevé que les studios craignent de s'engager sur des idées nouvelles. Aujourd'hui, on voit de grosses sociétés prendre des décisions fondées sur des investissements colossaux, ce qui les rend réticentes à l'idée de prendre des risques. Dans les années quatre-vingt, tout le monde allait au cinéma et l’essor de la VHS n'a fait que nous donner envie de voir encore plus de films. Nous sommes désormais entrés dans une ère où les grosses corporations possèdent l'industrie du cinéma, ce qui explique pourquoi on voit autant de films événementialisés et de reboots : il existe déjà un marché tout prêt pour les consommer. Heureusement, on voit encore des films à petit budget surprendre le public, comme Get Out ou Lady Bird. Il reste toujours de la place pour l’innovation.
Les grosses franchises telles que Fast and Furious permettent d'engranger énormément de recettes, mais on a l’impression de revoir le même film à chaque fois, tout cela est très convenu. Pour impliquer le public, il faut lui donner quelque chose auquel il ne s'attend pas. Finalement, personne n'attendait rien de Top Gun. On a d'ailleurs tout fait pour qu’il sorte au cinéma avant le film le plus attendu de l’été – Cobra, avec Sylvester Stallone – parce qu'on avait peur de se faire flinguer. Et finalement, on a découvert que le public avait envie d'être diverti avec quelque chose de nouveau. Si l'industrie du cinéma prenait plus de risques, elle obtiendrait de bien meilleurs résultats.
Entretien par Julie Le Baron, 2018.
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